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Colombie : jeux de dupes Convertir en PDF Version imprimable Suggérer par mail
13-06-2007

La danse continue en Colombie. Le mois dernier, le président Alvaro Uribe, principal allié militaire des États-Unis dans la région, a annoncé qu'il va prendre par la force les 56 otages que la guérilla des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) maintient captifs dans la forêt depuis plusieurs années. Les familles des otages s'opposent à la mesure, la  considérant trop dangereuse, mais Uribe ratifie sa décision. Une semaine après, le même président annonce avec tambours et trompettes que dans un geste de grandeur il va libérer les 2000 guerrilleros des FARC que l'Etat maintient dans ses prisons.

Après il laisse à entendre qu'il attend un geste de réciprocité de la guérilla, dont les otages incluent trois nord-américains et la citoyenne française Ingrid Betancourt. Après, les chefs guerrilleros, avec l'antipathie qui les caractérise, refusent le geste et disent qu'il s'agit d'un rideau de fumée. Après environ 200 guerrilleros acceptent les conditions imposées par Uribe et choississent l'amnistie. Après le premier ministre français Nicolas Sarkozy intervient et obtient la libération inconditionnelle de Rodrigo Granda, le dit chancelier des FARC, qui avait été séquestré l'année antérieure au Venezuela par des espions colombiens. Cette semaine commence la libération des guerrilleros. Et après ?

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"Le coup du gouvernement est très risqué", dit le vice-président Francisco Santos au Washington Post. "Nous ne savons pas ce qui va passer." On l'imagine arquant les sourcils, rétrécissant les épaules et affichant son meilleur visage d'innocent.

Mais ce que fait Uribe est tout sauf innocent. On  pourrait même dire qu'il s'agit d'un mauvais coup. En premier lieu, Uribe n'a rien accordé aux FARC parce que les guerrilleros qu'il a libérés ont dû renoncer aux FARC pour bénéficier de l'amnistie. Pire encore : la principale préoccupation des amnistiés consiste est de ne pas être pris en photo parce qu'ils craignent des représailles de leur maintenant ex-compagnons d'armes. Faire que 200 types renoncent aux FARC est loin d'être une concession au groupe guerrillero. Ce que les guerrilleros veulent est qu'Uribe leur octroie quelques municipalités pour se regrouper et éviter les attaques de l'armée colombienne. L'année dernière, un groupe de pays européens a fait une proposition très similaire à ce que demande la guerrilla, mais Uribe l'a refusée. Ce n'est pas étonnant : son prédécesseur Ernesto Samper avait accordé un terrible territoire aux FARC durant des mois et il n'a jamais rien obtenu, sauf une chute libre dans son indice de popularité. Alors pourquoi Uribe fait-il ce qu'il fait ?

D'abord pour rester sous de bons rapports avec le groupe de pays européens -Espagne, France et Suisse- qui exerce une pression sur les parties pour obtenir la libération des otages. Uribe a beaucoup d'intérêt à améliorer les relations avec l'Europe parce que l'accord pour un Traité de Libre Commerce  avec les États-Unis tombe à Washington et en plus ils viennent de lui couper l'aide militaire. De plus, Uribe a une paire de thèmes à régler. Quels sont-ils ?

D'un côté, sa menace de récupérer les otages par la force. Maintenant il a l'excuse parfaite si l'opération éventuellement échoue : nous avons fait tout le possible, mais nous n'avons rien obtenu. De plus il y a les treize politiques emprisonnés en raison de leurs liens avec les paramilitaires, tous "uribistes". Le président a déjà annoncé qu'il enverra au Congrès un projet de loi pour que les parapolitiques soient libérés. Si les guerrilleros sont sortis: pourquoi pas les politiques uribistes ? Qui peut être contre la grande réconciliation nationale ?

Et la cerise sur le gâteau : tandis qu'Uribe maintient l'initiative dans le dossier FARC avec les négociations, le croisement d'émissaires, la pression militaire et le processus de réhabilitation des maintenant ex guerrilleros, disparaissent des premières pages des journaux et des ouvertures des informations télévisées le thème des paramilitaires. C'est à dire, les massacres qui ont été commis sous la protection de forces étatiques et d'un secteur important des milieux patronaux, le sort des milliers de disparus par ces armées privées et la responsabilité pénale qui incombe aux politiques et aux entrepreneurs qui les  ont aidé. Un sujet inconfortable, pour le dire ainsi.

- Alors qu'est-ce qui va se passer ?

"En Colombie finalement il ne se passe jamais rien", dit l'analyste en sécurité Gustavo Duncan, auteur de Les Seigneurs de la guerre.

Les libérations des FARC n'a pas eu l'impact militaire que l'on pensait. Ce ne sont pas de grands cadres militaires. Les FARC ont réussi à reconstruire leur  armée et à maintenir le gros de leurs combattants malgré l'offensive d'Uribe qui a commencé en 2002. Les FARC existent seulement où elles ont un sens : dans les zones rurales, où ils protègent les cocaleros, les paysans et les opportunistes qu'il y a toujours autour de la feuille de coca. Ce qu'Uribe a gagné est le fait d'avoir montré à la communauté internationale que le problème d'Ingrid et des otages n'est pas du à un manque de volonté de sa part. Mais les FARC veulent des gains politiques en échange de leurs otages."
 
- Quels sont ces gains ?

"Cela pourrait être l'exclusion de la liste d'organisations terroristes des États-Unis. Mais pour ce type de mouvement que sont les FARC, je ne crois pas que cela les intéresse beaucoup. Les FARC ont survécu en Colombie sans avoir besoin de plus grand soutien international. Ils ne sont pas comme le sous-commandant Marcos. Par ailleurs, les otages des FARC sont des otages politiques. Ils ne vont pas les échanger pour des récompenses. Il est plus important pour eux le dégagement d'un territoire, c'est pour cela qu'ils demandent les municipalités de Pradera et Florida. Ce qu'ils cherchent c'est la reconnaissance de fonctions publiques sur un territoire et la possibilité d'utiliser ce territoire pour engager des négociations avec différents représentants de la société colombienne."

- Et qu'est-ce qu'ils veulent négocier avec la société colombienne ?

"C'est le problème. Les leaders des FARC ont passé presque toutes leurs vies isolés dans des zones rurales et connaissent très peu ce qui succède en Colombie développée. On ne s'explique pas pourquoi un mouvement qui base sa force sur les paysans et les cocaleros termine à San Vicente del Caguán (où ont eu lieu les négociations de paix durant le gouvernement de Pastrana) fondamentalement lié à la production industrielle. La plus grande ville qu'a visitée Manuel 'Tirofijo' Marulanda (le leader des FARC) dans les 20 ou 30 dernières années est Neiva, qui a une population de 350.000 habitants, et les seules fabriques qu'elle a connues sont les fabriques artisanales de grenades. Comment un homme qui a passé les 20 dernières années dans la montagne prétend-il régir les destinées de Bogota et de ses huit millions d'habitants ? Qu'est-ce qu'il peut offrir ? Très peu.

Pour cette raison le soutien aux FARC est presque nul en dehors de la montagne. Et ils n'ont même pas fomenté une conscience de classe chez les paysans. Ils ont forgé des relations clientélistes, comme réguler le prix de la feuille de coca, protéger les paysans d'autres forces, capturer des voleurs, construire des chemins et juger un maire de village corrompu. Mais sur la table des négociations, ils ne représentent pas cette population. Ils imaginent un État socialiste presque totalitaire et continuent d'être fidèles à ces principes."

- Mais s'ils sont si rustiques: pourquoi l'armée mieux équipée d'Amérique latine n'a-t-elle pas pu les rayer  de la carte ?

"Ce qui se passe est que l'armée a la supériorité militaire, mais non le reste de la sécurité nécessaire pour exercer le pouvoir territorial. L'armée ne peut pas régler le prix de la coca. Dans les zones où les FARC sont actives, les paysans vivent de la culture de coca. En Colombie, au contraire de la Bolivie et du Pérou, pratiquement toute la coca s'utilise pour fabriquer de la cocaïne.

Alors l'armée devrait mettre en prison des villages  entiers. Dans ces villages, les transactions se réalisent avec de la coca pas avec de l'argent. Dans les  magasins les feuilles sont pesées et s'échangent contre des vivres. Comment l'État peut-il porter ses institutions à ces villages ? Dans les territoires développés par les FARC elles sont une gêne, elles ne  sont pas utiles pour la population."

- Alors ?

"Quand tu arrives à 40 ans étant un fils de pute et que les choses te vont bien, tu continues à être un fils de pute. Il n'y aura pas de gestes de noblesse ni rien de la part des FARC. Elles ne remettront rien en échange de la libération de Granda, parce que la France n'a rien à leur offrir qui les intéresse et Uribe ne va jamais permettre un dégagement de territoires. Il ne va rien  se passer."


Santiago O’Donnell, Pagina/12, 10 juin 2007. Traduction : http://amerikenlutte.free.fr

 
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