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Quand les intellectuels du Nord donnent leur avis sur le Sud Convertir en PDF Version imprimable Suggérer par mail
19-06-2007
Habitués à livrer toutes sortes de commentaires sur les changements politiques et sociaux qui ont cours dans plusieurs pays d’Amérique latine, les intellectuels occidentaux de gauche ont souvent une vision réductrice des mouvements en cours sur ce continent. Raúl Zibechi — intellectuel uruguayen — critique ici quelques-unes de ces simplifications.

A gauche comme à droite, les intellectuels du premier monde ont l’habitude d’égrener leurs analyses et projections, leurs critiques et apologies sur différents aspects politico-sociaux d’Amérique latine. Parmi ceux qui se situent à gauche, les simplifications abondent sur la conduite à tenir des gauches et mouvements sociaux de ce continent.

C’est quasiment un lieu commun parmi les intellectuels du premier monde, que de considérer qu’en Amérique latine le balancier penche vers la gauche. L’opinion s’est répandue que notre continent est aujourd’hui une sorte de laboratoire d’alternatives, que beaucoup d’entre eux regardent avec enthousiasme et espérance, contrepartie peut-être de la situation peu attractive qu’ils vivent dans leur propre pays, où de puissants mouvements — comme celui qui a rempli les rues il y a quelques années contre la guerre en Irak — semblent aujourd’hui sans force et hébétés.

Sans la moindre prétention d’épuiser le sujet, un bref retour sur les récents articles d’une poignée d’intellectuels — les nord-américains Noam Chomsky et James Petras, le Français Alain Touraine et les auteurs de L’Empire, Michael Hardt et Toni Negri — suffit à dévoiler tant la prédominance d’une analyse simplificatrice qui esquive les complexités que traverse l’Amérique latine, que le déplacement de problèmes domestiques propres au premier monde vers des réalités qui en sont éloignées.

Réduction simplistes

Dans un article récent intitulé « Amérique latine : quatre blocs de pouvoir » (La Jornada, 10/3/07), Petras soutient que, concernant les organisations, la « gauche radicale » du continent se réduit aux forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Il inclut dans ce même bloc les « secteurs » de mouvements urbains et paysans du Venezuela, d’El Alto (Bolivie), du Mouvement des Sans Terre du Brésil, ainsi qu’une partie des mouvements sociaux d’Equateur, du Mexique, du Pérou et d’Argentine. Le second bloc est formé par ceux qu’il appelle la « gauche pragmatique », parmi lesquels il distingue Hugo Chávez, Evo Morales et Fidel Castro, ainsi que les grands partis de gauche d’Amérique centrale et du sud, les dirigeants du MST du Brésil, la centrale syndicale CTA d’Argentine, le PRD du Mexique et le MAS de Bolivie. Il les considère comme pragmatiques parce qu’ils « ne font pas appel à l’expropriation du capitalisme ni au rejet de la dette, ni à la rupture des relations avec les Etats-Unis ».

Il est surprenant, par exemple, que Petras mette dans le même sac le président cubain et le PRD mexicain, l’un des partis les plus modérés de la gauche continentale. Bien plus, il croit que Chávez est un radical pragmatique que les Etats-Unis « peut accommoder », et soutient qu’aujourd’hui Cuba n’est plus radical parce qu’il « tend une main diplomatique à Uribe (le président de la Colombie), rejette la gauche révolutionnaire des FARC et appuie en public des néolibéraux comme Lula da Silva, Néstor Kirchner et Tabaré Vázquez ». Dans le bloc des « néolibéraux pragmatiques », il situe ces trois chefs d’Etat et, sans le mentionner, le Mexicain Felipe Calderón et le Colombien Álvaro Uribe, parce qu’ils « suivent au pied de la lettre les diktats de Washington ».

Touraine, dans un article publié dans la revue Nueva Sociedad (Caracas, Octobre 2006), intitulé « Entre Bachelet et Evo Morales, existe-t-il une gauche en Amérique latine ? », il tente une lecture plus ambitieuse mais démarre avec une affirmation déconcertante : « les catégories de gauche et de droite perdent leur sens en Amérique latine ». Rejetant ce langage, il soutient que le défi qu’affronte le continent est celui de « situer les luttes sociales dans un cadre institutionnel et démocratique », comme c’est arrivé en Europe et aux Etats-Unis. Et il conti-nue avec une autre affirmation tout aussi surprenante : « Aujourd’hui l’Amérique latine paraît plus loin de trouver une expression politique à ses problèmes sociaux qu’il y a trente ans ».

Pour Touraine, le principal problème de la gauche est de n’avoir pas tissé entre les mouvements sociaux et les partis politiques, de lien qui serait la clé pour son institutionnalisation convoitée du social. D’un trait de plume, il écarte l’ample éventail qui va du zapa-tisme à Lula. Du premier, il dit que l’« espoir né du soulèvement zapatiste a disparu », et il se montre déçu par Lula qui a « renoncé à élaborer un projet du changement à la fois politique et social ». Sa conclusion est simple : « Cela nous oblige à parler d’un échec fondamental des solutions que nous pourrions dire de gauche dans l’ensemble du continent ».

De même que Petras s’efforce de faire entrer de force toute la trame complexe de la gauche politico sociale du continent dans quatre catégories capricieuses, Touraine extrapole pour notre continent une réalité qui a bien fonctionné sur le sien mais dont — sauf à présupposer que tout le monde doive suivre le parcours européen — il n’est pas évident qu’il soit le chemin adéquat urbi et orbi. Les questions s’accumulent : ces deux analystes croient-ils dans la centralité de la politique de partis quand tout indique qu’en Amérique latine les sociétés civiles sont en train de déborder ces institutions ? La référence à l’impérialisme et l’attitude face à la dette externe peuvent-elles continuer à être la clé pour comprendre les chemins sinueux de ces mouvements ? Le « lien » que défend Touraine entre les mouvements et les partis n’a-t-il pas été dans l’histoire récente la meilleure façon de domestiquer les premiers pour les subordonner aux seconds ?

Petras, qui s’est distancié du MST à cause de son « pragmatisme », ne semble pas vouloir assumer que, pour les sans terre, le triomphe de Lula soit positif, même s’ils savent qu’il ne va pas mettre en œuvre la réforme agraire. Pour ce mouvement, qui comprend deux millions de personnes et cinq mille colonies rurales, tout ne peut pas se résumer dans la rupture avec le capi-talisme et le non-paiement de la dette, entre autres choses parce qu’il doit au jour le jour assurer un minimum d’alimentation pour ses membres. Et, par-dessus tout, parce que son caractère antisystémique ne passe pas par « faire appel à l’expropriation du capitalisme », mais par tenter de survivre — malgré et à l’intérieur du système — en essayant de ne pas le reproduire, ce qui implique d’encourager de nouvelles formes de travail, de s’auto éduquer, de s’occuper de la santé et d’une infinité de questions qui font la vie quotidienne. Et qui ont un faible rapport avec le discours. La théorie révolutionnaire classique a été remise en question par la pratique de quelques mouvements (surtout les indigènes du Chiapas et de Bolivie et les sans terre, mais chaque fois davantage par les féministes et autres supposées « minorités ») sur un point clé : l’exigence d’une « rupture » avec l’ancien régime [en français dans le texte] comme axe autour duquel devaient tourner les changements. Pour expliquer le caractère des processus sociaux, il y a longtemps que la logique binaire réforme-révolution a cessé de fonctionner.

Regard eurocentrique

Touraine soutient que « dans la majorité des pays latino-américains l’inégalité s’est transformée en un dua-lisme structurel, de telle sorte que le continent paraît incapable de réussir ce que la Grande-Bretagne et d’autres pays, dont les Etats-Unis et la France, ont pu créer : quelque chose qui va bien au-delà de la démo-cratie politique, mais qui ne la détruit pas et même qui la renforce, c’est-à-dire une démocratie sociale fondée sur la reconnaissance, par la loi ou la négociation collective, des droits des travailleurs ». Il semble abusif de prendre le premier monde comme exemple de démocratie sociale, pour deux raisons quasi élémentaires : chaque continent et chaque pays, en fonction des ses propres ressources, créera ce qu’il pourra sans avoir besoin de mettre en avant des modèles qui s’adaptent difficilement à ses réalités. Il paraît difficile de parler de « droits des travailleurs » sur un continent où deux tiers, au minimum, de la force de travail sont précaires ou informels.

En second lieu, le sociologue français laisse de côté quelque chose de basique pour qui se réclame de la gauche. Jusqu’à quel point les « démocraties sociales » européennes, construi-tes dans la période des États-providence, n’ont-elles pas été engraissées par le processus d’exportation des capitaux, c’est-à-dire par l’impérialisme ? Tout indique que dans la plus grande partie des pays d’Amérique latine, le premier pas démocratique doit être la décolonisation et la dépatrimonialisation des États, qui sont un héritage colonial évident pour qui les regarde avec attention. Ce ne sont pas les pays du nord et leurs transnationales, peut-être, qui ont empêché qu’en cette partie du monde aucune forme d’Etat providence ne puisse fonctionner ? Qui ont soutenu les élites locales chaque fois qu’elles courraient le risque de perdre les rênes du pouvoir ? À cette étape de l’histoire, entre personnes de gauche, on ne devrait pas passer son temps à expliquer que « la lutte contre les inégalités » que réclame Touraine, et qui est certainement loin d’avancer, requiert la rupture avec ceux qui ont bénéficié de ces inégalités, parmi lesquels se distinguent les grandes entreprises du premier monde, dont une bonne partie sont européennes, françaises et espa-gnoles. Le développementalisme et le processus de substitution des exportations ont échoué, entre autres raisons, à cause de l’attitude de ces entreprises et des gouvernements qui les ont appuyées. Et il s’agit quasiment d’un lieu commun que les intellectuels de gauche du nord ne devraient pas éviter.

Tandis que Petras croit que les FARC et ceux qui pensent comme elles sont le noyau dur de la révolution latino-américaine, Touraine soutient qu’aujourd’hui « l’avenir politique du continent dépend des opportunités de la Bolivie de construire et de faire réalité un modèle de transformation sociale et, en même temps, de gagner son indépendance vis-à-vis de la rhétorique de Chávez ». Selon lui, c’est le gouvernement d’Evo qui est le mieux placé pour lier la lutte contre l’inégalité avec la lutte pour la démocratie. Mais il apparaît que ce gouvernement ne pourra pas mettre en œuvre ces deux choses, ou l’une d’elles, sans démonter un état colonial qui exclut les deux tiers des Boliviens et qui soutient les intérêts des entreprises du nord. Les difficultés que rencontre Evo pour réaliser une nationalisation effective des hydrocarbures met à jour la triple alliance entre les multinationales, les gouvernements où elles résident et les élites locales. Sans franchir ce pas, il est impensable de commencer à lutter contre les inégalités.

Le rôle de la critique

Trop souvent le regard des intellectuels de gauche du nord définit un agenda qui n’est pas centré précisément sur les nécessités, problèmes ou urgences du sud. C’est le cas de Negri et Hardt, qui montrent leurs sympathies pour les gouvernements progressistes et de gauche du continent mais d’un point de vue assez extérieur à la région. Dans une interview à Brecha (16/12/05), Hardt défend la thèse selon laquelle l’importance de ces gouvernements est que les « alliances de ces pays peuvent provoquer des transformations dans les relations internes de l’empire, qui ne le font pas disparaître mais qui obtiennent de nouveaux rapports de forces ». En somme, ils sont importants parce qu’ils freinent Georges Bush et favorisent le multilatéralisme que tant d’analystes défendent. Il semble évident que celui-ci sera très positif pour la santé de l’humanité et aussi, pour les peuples latino-américains. Mais la réalité est bien plus complexe : les gens ne se sont pas consacrés à lutter pendant des décennies pour résoudre les contradictions de l’Empire, même si le résultat pourrait bien être celui-là.

Même quelqu’un de si mesuré et sensé que Noam Chomsky tombe souvent dans une description de la réalité en noir et blanc. Dans l’article « L’Amérique latine déclare son indépendance » (Brecha, 20/10/06), il signale que « depuis le Venezuela et l’Argentine, la région se soulève pour renverser le legs de la domination extérieure des derniers siècles ». Sur cette base il conclut que « les nouveaux programmes qui arrivent en tête en Amérique latine sont en train de retourner les modèles qui remontent à la conquête espagnole et qui se caractérisent par le lien entre les élites latino-américaines et les pouvoirs impé-riaux ». Cette assertion reflète plus le désir de voir l’empire renversé qu’une réalité tangible.

Même un média aussi solide et sensé que le Monde Diplomatique, dirigé par Ignacio Ramonet, a coutume de célébrer à grand bruit les processus de changement comme celui du Venezuela. L’appui de Ramonet au gouvernement de Chávez, tout comme à la révolution cubaine, fait partie d’un compromis salutaire de la part des intellectuels du premier monde. Mais ce positionnement se fait la plupart du temps au prix d’une omision de la critique ou en laissant passer des orientations peu heureuses comme celles dont fait preuve l’actuel débat autour du « socialisme du XXIe siècle » lancé par le président du Venezuela. Sur ce sujet, ce sont précisément les intellectuels européens qui sont dans les meilleures conditions pour susciter un débat nécessaire et urgent, sur la base de l’expérience du « socialisme réel » et de l’avalanche d’études consistantes qui ont été réalisées sur le vieux continent.

Il est certain que les intellectuels européens et étasuniens ont été et sont des sources d’inspiration incontour-nable pour les gauches — politiques, sociales, académiques, culturelles — latino-américaines. Mais ce continent est aujourd’hui en condition de faire ses propres analyses et diagnostics et même de proposer des solutions, la plupart du temps appuyées par des études venues du Nord, bien qu’on remarque une « autonomie épistémologique » croissante. Les relations interculturelles, parce qu’il s’agit de cela, sont un défi que l’on commence à peine à relever. Et l’un des pires effets des analyses simplificatrices, comme celles de Petras et Touraine, est de fomenter parmi ses adeptes un ensemble de certitudes qui ne contribuent pas à créer le débat ni à ouvrir le jeu de la diversité d’opinions incluant toutes les personnes impliquées dans le changement social.

 

Raúl Zibechi, Le Jouet Enragé nº 9, mai 2007.

http://lejouetenrage.free.fr/net

 

 
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