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Argentine : soja de Monsanto et faim des peuples indigènes (Toba, Cuarani, Mapuche,...) Convertir en PDF Version imprimable Suggérer par mail
02-03-2008

L’Argentine est le troisième producteur mondial de soja transgénique après le Brésil et les États-Unis. Cette année, les récoltes de soja ont battu de nouveaux records. Au même moment, on recensait au moins 14 décès d’autochtones dans le nord du pays dus à la dénutrition. Actuellement en Argentine, 27% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Dans les provinces du nord de l’Argentine ce chiffre atteint même 40%. Et pourtant, ce sont ces provinces qui ont connu au cours des 10 dernières années la plus grande progression de la monoculture du soja.

" La restructuration des processus de production et de circulation des marchandises ainsi que la réorientation des forces productives, entraînent un étrange excédent : des hommes qui sont en trop, qui ne sont pas nécessaires au ’nouvel ordre mondial’, qui ne produisent pas, qui ne consomment pas, auxquels on n’accorde aucun crédit, en somme, qui sont jetables- " Sous-commandant Marcos [1]

Introduction

Le 6 août, dans le Chaco, province du nord de l’Argentine, Maria del Carmen Moreyra, appartenant à la communauté indigène toba, est morte à l’âge de 46 ans, dans son humble baraquement, sans avoir compris pourquoi. Ceux qui étaient à ses côtés quelques jours auparavant racontent qu’elle était au plus mal, qu’elle était très fatiguée et présentait des signes de dénutrition, voire d’anémie. Sur son visage on pouvait lire la douleur de la vie des femmes toba. Avant elle, dix autres indigènes étaient morts de dénutrition et de maladies curables. Depuis la mi-juillet au moins quatorze autres indigènes sont morts dans le Chaco, en Argentine. Quatorze personnes que l’on oubliera sûrement très vite, qui appartiennent à une population considérée comme superflue par les tenants du marché dans les pays d’Amérique latine.

Cet article essaie de dépeindre la situation de détresse dans laquelle se trouvent les communautés indigènes de la province du Chaco, en la plaçant dans un contexte national et en mettant l’accent sur les racines profondes d’une telle réalité. Ces dix dernières années, en Argentine, a été développé un modèle d’agriculture sans agriculteurs. Il s’agit du modèle du soja, qui expulse sur son passage hommes et femmes de leurs terres, laissant derrière lui de grands déserts verdoyants. C’est de là que découle le grand paradoxe argentin : plus on produit, et plus on a faim et on exclut.

L’ethnocide silencieux

En Argentine, la situation des peuples indigènes est critique. Alors qu’il y a des siècles, à l’occasion de la formation de l’État-nation, a eu lieu un ethnocide incontestable et déclaré -comme lors de la Campagne du désert de 1878 qui a exterminé plus de 3000 indigènes et en a déplacé des milliers vers des régions voisines-, celui d’aujourd’hui est perpétré dans le silence. Dans le sud, des centaines de communautés mapuches sont délogées à cause de la construction de barrages et parce que leurs terres et leur eau sont contaminées par les entreprises minières et pétrolières. Dans le centre et le nord du pays, des communautés kolla, wichi et toba souffrent de l’exode rural, du pillage de leurs ressources, de la faim et de la violence structurelle d’un système basé sur les capitaux et le marché extérieur, dont la face la plus visible est aujourd’hui le commerce du soja transgénique.

Selon des données officielles, il y a en Argentine plus de 600 000 indigènes et descendants d’indigènes, alors que pour certaines ONG ils seraient entre 2 et 3 millions. La majorité des indigènes appartient aux communautés kolla, wichi, toba, guaraní et mapuche.

Environ 60 000 indigènes vivent dans la province du Chaco. Ils sont en majorité tobas, wichis et mocovies. Les premiers vivent dans la montagne, sans toutefois être propriétaires de leurs terres, ou dans des bidonvilles à la périphérie des villes. Les wichis vivent aussi dans les périphéries urbaines et sur des terres marginales, mais également dans des montagnes dégradées. Les mocovies n’ont, quant à eux, pas de terres : ils vivent sur des chemins abandonnés, dans les pourtours des villes ou dans les champs où ils sont employés. La province du Chaco présente les indicateurs sociaux les plus alarmants : 67,8% de la population vit dans la pauvreté et 36,3% se trouve en dessous du seuil d’indigence. 28% des habitants de cette province n’ont pas de travail. L’indice de mortalité infantile dépasse les 30%. Pour la population indigène ces chiffres sont encore plus alarmants : 98% des indigènes de la province du Chaco vivent dans la pauvreté et 92% se trouvent en dessous du seuil d’indigence.

C’est dans ce contexte que sont morts, entre mi-juillet et fin août, au moins quatorze indigènes, parmi lesquels des personnes âgées, des hommes et femmes entre deux âges, mais aussi des nouveau-nés dont les mères présentaient des carences alimentaires. En outre, en seulement une semaine, l’état avancé de dénutrition de 92 autres personnes s’est vu confirmé dans cette province. Pauvreté extrême, faim, dénutrition. La situation sociale dans laquelle ils se trouvent provoque des maladies typiques de l’indigence telles que la tuberculose et le mal de Chagas. Ce dernier est transmis par un insecte appelé vinchuca, qui fait souvent son nid dans les modestes maisons, faites de terre et de branches, des habitants des bidonvilles. Le mal de Chagas provoque des maladies coronaires, l’une des principales causes de mortalité dans la province du Chaco. Bien que tout cela soit parfaitement connu, à de rares exceptions près, il n’y a pas eu de campagnes d’épandage d’insecticide contre les vinchucas au cours de ces 30 dernières années. Les investissements destinés à prévenir et à combattre ce mal ont été très restreints ces dernières années, malgré le coût très peu élevé de la désinfection des foyers de nidification des vinchucas. Les gouvernements se sont désintéressés de cette situation et ont laissé les communautés totalement livrées à elles-mêmes face à ces insectes.

Ces communautés dénoncent également les carences alimentaires et le manque d’eau potable, car celle qu’elles boivent provient des mares et des barrages, et c’est donc la même eau que celle que boivent les animaux de la région. Tout cela débouche sur des conditions de vie infra-humaines et fait que l’espérance de vie moyenne dans le Chaco soit l’une des plus basses du pays.

Il existe un vide politique au niveau de la province et on assiste à un recul, voire même à un abandon, des politiques publiques en faveur des communautés et des couches de la population qui se sont appauvries. La majorité des malades et des sous-alimentés ne reçoivent pas à temps les soins médicaux nécessaires. Rolando Nuñez, du Centro de Estudios e Investigación Social Nelson Mandela, dénonce ce désastre sanitaire : " Tout le réseau de santé est obsolète ; il date des années soixante. L’hôpital du district Güemes-J.J. Castelli, se trouve dans une situation véritablement désastreuse. Les dispensaires disséminés dans les localités et leurs alentours, sont dans la même situation ". Victimes de l’effondrement des institutions sanitaires, de nombreux malades ne sont suivis que lorsqu’ils sont déjà dans des situations physiques extrêmes. D’autres malades, quand ils arrivent aux centres hospitaliers avec une maladie à un stade avancé, sont rapidement renvoyés chez eux pour y mourir. Nuñez signale qu’il y a eu dans ces populations une " réponse biologique, au sens où elles ont développé un génome humain leur permettant d’affronter des situations extrêmes, qu’elles paient par une mort prématurée ou par une vie vécue de manière insatisfaisante. Cependant, comme la terre, la montagne et les animaux, courent de graves dangers ".

Il ne fait aucun doute que les plans et campagnes d’assistance sanitaire ne sont pas pensés pour atteindre les communautés indigènes. De plus, ajoute Nuñez, " il y a une médecine pour les blancs et une autre pour les indigènes. On s’en aperçoit à la façon de les recevoir, de les suivre, et à la façon de les faire sortir de l’hôpital ou d’arrêter leurs soins. Il existe une discrimination tant au sein du gouvernement que de la société ".

Exode rural et expulsions

C’est en regardant les choses de plus près que l’on peut trouver les véritables racines du mal. Lorsque les peuples autochtones étaient les seuls occupants de la région, ils vivaient en harmonie avec leur environnement, savaient ce qu’ils devaient prélever sur la nature pour se nourrir et développaient leurs activités en accord avec l’écosystème et la terre car ils avaient le sentiment d’en faire partie. Cependant, lors de la formation politique de l’État argentin et du développement des activités économiques dans les provinces, les communautés se sont vues petit à petit chassées de leur terres d’origine. Cela a donné naissance a un phénomène de déplacement forcé vers des terres marginales qui se poursuit encore aujourd’hui.

Dans le cas de la province du Chaco, les communautés indigènes ont dû abandonner leur habitat d’origine à cause de la progression de la frontière de la zone d’élevage et d’agriculture. Cette extension, ajoutée au défrichement et à la déforestation, mais aussi à la vente des terres appartenant à l’État à des entreprises agricoles, n’a laissé aux communautés d’autre solution que de se réinstaller dans de nouvelles zones, généralement marginales. Mais sur leur nouvel emplacement les conditions géographiques et environnementales étaient différentes, ce qui les a contraintes à modifier leurs coutumes et leurs habitudes alimentaires. Là où elles résidaient auparavant elles dépendaient des forêts pour se nourrir. Elles y trouvaient des plantes alimentaires et médicinales, quelques fruits et du miel. Elles pouvaient également pratiquer la chasse, la pêche et l’agriculture à petite échelle. Aujourd’hui, regroupées dans des zones inhospitalières, elles n’ont d’autre choix que de trouver un emploi salarié, de migrer vers les bidonvilles ou simplement de mourir de faim. De nombreux indigènes sont devenus des banquineros : des familles déplacées qui construisent des logements précaires au bord des routes. C’est ce que souligne Nuñez : " Cet exode est dû à la perte des terres et à la détérioration des forêts naturelles du Chaco qui leur procuraient aliments, médicaments et autres éléments nécessaires à leur subsistance. D’importants groupes de la communauté indigène ont préféré se déplacer vers les bidonvilles situés à la périphérie de la capitale de la province ou des villes les plus importantes du Chaco. "

Durant la dernière décennie, on a assisté en Argentine, et plus particulièrement dans le Chaco, à un phénomène qui vient accroître le nombre d’expulsions et accélérer l’appauvrissement des communautés indigènes. Il s’agit de la " sojatisation " du pays, c’est-à-dire l’énorme expansion de la culture du soja sur l’ensemble du territoire argentin.

Soja : aujourd’hui du pain, demain la faim

À une autre époque, on disait de l’Argentine qu’elle était " le grenier du monde ". Elle était nommée ainsi à cause de son importante production de céréales (blé et maïs), de viande et de lait, entre autres, avec quoi elle nourrissait non seulement les Argentins mais aussi les habitants de nombreux autres pays. Aujourd’hui, cependant, le pays n’est même plus en mesure de subvenir aux besoins alimentaires de sa propre population. Que s’est-il donc passé ? En fait, l’Argentine a été prise dans engrenage mondial mû par la logique néolibérale de la mondialisation et de l’exclusion qui l’a éloignée d’un développement social durable et enfermée dans un modèle qui ne profite qu’aux grands acteurs économiques. Le pouvoir de décision s’est retrouvé entre les mains des grandes entreprises et, depuis, le peuple ne cesse d’en subir les conséquences.

En 1976, pendant la dernière dictature militaire, a commencé en Argentine un processus de désindustrialisation nationale et de modernisation agraire. C’est alors que le soja a commencé à être semé à des fins commerciales pour répondre à la forte demande internationale et pour générer des devises destinées à éponger l’énorme dette extérieure contractée par l’Argentine. Ensuite, les programmes d’ajustements structurels d’inspiration néolibérale ont provoqué un désengagement de l’État qui a laissé sans protection des milliers de petits producteurs alors qu’il favorisait les grands acteurs économiques. C’est ainsi qu’en 1996, sous la présidence de Carlos Menem, a été autorisée l’utilisation de graines transgéniques à des fins commerciales. Des entreprises comme Monsanto ou Cargill ont alors commencé à produire et à commercialiser leurs semences génétiquement modifiées, en particulier la RoundUp Ready, une variété transgénique, propriété de Monsanto, qui résiste à l’herbicide glyphosate, appartenant lui aussi à Monsanto. En quelques années, le pays s’est transformé en un immense désert vert : la culture du soja a détruit forêts et écosystèmes, ruinant des milliers de petits producteurs et de paysans et a fait disparaître la richesse et la biodiversité du pays.

Aujourd’hui, la culture du soja représente presque 55% du total de la surface cultivée et 30% des devises du pays sont générés par le soja et ses dérivés. L’Argentine se classe actuellement parmi les premiers exportateurs mondiaux de soja.

Pendant la campagne 2006/2007 la production de soja a battu un nouveau record historique dans le pays : la récolte a atteint 47,5 millions de tonnes. La superficie consacrée à la culture du soja est passée de 10 664 000 hectares en 2000/2001 à 15 200 000 en 2005/2006. Et on prévoit qu’elle atteindra les 22 millions d’hectares en 2014.

Tandis que les bénéficiaires de ce boom du soja fêtaient ces récoltes record, on prenait connaissance de statistiques alarmantes pour le pays. L’Argentine produit la plus grande quantité au monde d’aliments par habitant, soit environ 3500 kilos par habitant et par an. Cependant, entre 1993 et 2003, 450 000 personnes sont mortes de causes liées à la faim. Aujourd’hui, 27% des Argentins vivent sous le seuil de pauvreté et ne peuvent couvrir leurs besoins alimentaires primaires. Ce chiffre atteint 40% dans les provinces du nord de l’Argentine. Paradoxalement, ce sont les territoires de ces provinces du nord qui ont connu la plus importante avancée de la frontière de la monoculture du soja.

Quand on s’est aperçu que les provinces centrales, c’est-à-dire les provinces de la Pampa, étaient déjà saturées par la culture de soja, on a mis en place un processus de déplacement de la frontière agricole vers des zones traditionnellement inadaptées à une telle culture, et plus particulièrement vers les provinces du nord du pays, comme celle du Chaco. Cette " pampanisation " consistait à imposer le modèle agricole caractéristique de la Pampa, fondé sur l’exportation, à d’autres régions du pays. La progression de la monoculture du soja tournée vers les marchés extérieurs a provoqué une profonde modification des paysages ruraux de ces régions.

Dans la province du Chaco, les superficies consacrées à la culture du soja sont passées de 50 000 hectares en 1990 à 410 000 hectares en 2000. Ces surfaces consacrées au soja n’ont cessé de croître et ont atteint les 700 000 hectares entre 2006/2007. On estime que, dans cette province, elles seront de 1 088 000 hectares en 2014 / 2015.

Chaco : les coûts sociaux de la fièvre du soja

La progression du soja dans la province s’est accompagnée d’un processus d’exclusion et de concentration. Beaucoup de petits producteurs n’ont pas pu s’adapter aux importantes exigences des facteurs de production ni aux technologies qu’impose le modèle du soja transgénique. Ainsi, ce modèle de production n’emploie qu’une personne pour 500 hectares, ce qui s’est traduit par la perte de quatre postes de travail sur cinq dans les campagnes. " Le modèle de production dans le Chaco, en plus d’exclure, car il repose sur une concentration d’entreprises agro-alimentaires et qu’il ne crée ni travail ni main-d’œuvre, a généré un PIB (produit intérieur brut) de 650 millions de dollars qui ne s’est pas converti en revenus pour les habitants du Chaco ", rappelle Rolando Nuñez du Centro Nelson Mandela

La culture traditionnelle du coton, qui en 1997 représentait plus de 70% de la superficie cultivée de la province, a chuté à 9,9% en 2001 à cause de la progression du soja. Ces dix dernières années, la superficie cultivée de coton est passée de 700 000 à 100 000 hectares, autrement dit, les possibilités qu’avaient les indigènes et les paysans d’obtenir un emploi comme travailleur journalier ont considérablement diminué.

La perte de la biodiversité a été le dénominateur commun de toutes les provinces qui se sont lancées dans la culture du soja. Dans la province de Buenos Aires, 17 000 fermes laitières ont disparu ces six dernières années, phénomène qui a coïncidé avec une baisse de la production du maïs et de certaines variétés de blé. La culture du riz a chuté de plus de 44% et celle du tournesol de 34%. Dans certaines zones, où on semait autrefois des patates douces, des pommes de terre, des lentilles, des artichauts, du fourrage, on ne sème désormais que du soja. Et ces aliments doivent maintenant être importés.

D’autre part, la concentration des terres atteint des proportions énormes dans le Chaco : 7% des propriétaires détiennent 70% des terres. Parallèlement, 80% de la production était aux mains de 20% des producteurs. La vente irrégulière de terres de l’État dans cette province a, par ailleurs, accéléré ce processus de concentration. Ces terres étaient la propriété ancestrale des peuples autochtones, mais elles sont aujourd’hui vendues par le gouvernement provincial à des prix dérisoires - à partir de 6 dollars l’hectare - aux grands producteurs nationaux et étrangers. Les terres étatiques sont passées de 4 millions d’hectares en 1995 à seulement 666 000 hectares aujourd’hui. Alors que la Constitution provinciale les assigne aux occupants traditionnels pour un usage familial - indigènes et population locale -, la plus grande partie de ces terres est offerte aux grands producteurs de soja.

La privatisation massive des terres participe également à la fermeture des passages et des chemins que les paysans avaient l’habitude de prendre avec leur bétail pour rejoindre les pâturages communs. Autrement dit, la privatisation à une grande échelle a mis également un terme à leurs pratiques traditionnelles de circulation entre différentes zones et par des chemins vicinaux.

La défense des intérêts des entreprises agro-alimentaires du soja engendre aussi des violences systématiques envers les populations rurales et indigènes, qui se traduisent par des expulsions, des arrestations, des persécutions et des menaces à qui tente de résister. La pression exercée afin qu’ils abandonnent leurs terres se traduit par des harcèlements qui vont de la contamination intentionnelle de sources d’eau au vol ou à l’abattage d’animaux. L’usage intensif de produits agrochimiques et les épandages d’insecticides sur les cultures de soja finissent souvent par contaminer la population des zones voisines, ses cultures, son bétail et ses sources d’eau.

La progression de la frontière de l’agriculture du soja, en plus de saper les bases de l’agriculture paysanne et familiale, ravage des forêts entières sur son passage. Ceux qui ont applaudi aux records de la récolte de soja cette année ont cependant oublié de parler des records mondiaux de déforestation détenus par leur pays. On calcule que le taux de déforestation en Argentine est six fois supérieur à la moyenne mondiale. Durant les quatre années comprises entre 1998 et 2002, la destruction de forêts primaires a augmenté de 42%. Sur plus de 250 000 hectares de forêts coupés chaque année, la majorité est affectée à la culture de soja transgénique. Actuellement, les provinces argentines les plus soumises au déboisement sont celles du Chaco, de Santiago del Estero, de Salta et de Formosa. Dans le Chaco, plusieurs organisations dénoncent le fait que la loi provinciale 5.285 relative aux forêts ait été modifiée pour permettre l’abattage indiscriminé de la forêt primaire. Ceci favorise la disparition et le génocide des peuples autochtones. Le résultat : des terres dévastées, des frontières qui avancent et expulsent ces peuples de leur habitat et les parquent dans des zones où ils ne peuvent plus s’alimenter par eux mêmes.

Des voix se font entendre dans les campagnes

Pour faire face à la mise en place du modèle néo-libéral de la culture du soja et de la réorganisation des territoires et des structures agraires qui en découlent, les paysans et les peuples indigènes ont commencé à se rassembler et les groupes constitués antérieurement ont pris de l’importance. Leur dénominateur commun est la lutte pour la terre et le territoire. Comme les expulsions, les déplacements forcés et l’incurie des pouvoirs publics sont les principales menaces pesant sur les communautés indigènes et paysannes, la question de la territorialité et la récupération des terres est devenue centrale.

Le " MOCASE " (Mouvement Paysan de Santiago del Estero) est un bon exemple de la lutte contre la spoliation des terres. Le MOCASE est un mouvement qui regroupe neuf mille familles paysannes qui travaillent leurs terres et commercialisent leurs produits dans le cadre d’une coopérative. Ces familles défendent leurs propriétés contre les expulsions systématiques dues à l’avancée de la frontière agricole. Le Mouvement Paysan de Cordoba (" Movimiento Campesino de Cordoba ") et l’Union des Travailleurs Sans Terre de Mendoza (" Unión de Trabajadores Sin Tierra de Mendoza ") mènent le même combat. Le MOCAFOR (Mouvement Paysan de Formosa) regroupe les petits agriculteurs et les ouvriers agricoles sans emploi, paysans et indigènes, qui revendiquent le mode de vie paysan et qui doivent faire face à la dévastation provoquée par l’avancée des cultures de soja ainsi qu’à la pollution de leurs culture par les agrotoxiques.

Au delà des situations de conflit concernant la terre, ces organisations essayent de rétablir des pratiques paysannes en développant des expériences de reproduction sociale et en créant des alternatives. On peut distinguer les expériences qui concernent les nouvelles formes d’échange : les foires agricoles de la Red Puna dans la province de Jujuy dans le nord du pays, ou les foires franches du Mouvement Agricole de Misiones (" Movimiento Agrario Misionero"), dans la province de Misiones, qui visent à mettre en place des échanges entre les consommateurs et les producteurs. Il existe également des réseaux de commerce équitable et solidaire, où les prix sont débattus, où on établit les modes de transport des produits ainsi que des critères communs de qualité. Il est important également de mentionner les foires aux semences qui ont lieu dans le Chaco, Misiones et la province de Buenos Aires, où les producteurs peuvent échanger librement des semences provenant de différentes régions. L’objectif de ces foires est l’amélioration génétique des semences au sein des mêmes espèces végétales et la conservation de la biodiversité qui est le pilier de l’agriculture paysanne. Une autre pratique qui a pris de l’ampleur est l’éducation des jeunes par le MOCASE, grâce à l’Université paysanne (" Universidad Campesina "), où des personnes de différentes communautés se rendent pour apprendre à vivre en commun et suivre des cours sur l’agriculture et l’élevage, le développement durable et les ressources naturelles.

Dans le Chaco, les communautés indiennes et paysannes se sont regroupées pour lutter contre le système économique qui les appauvrit et pour élaborer des alternatives et des plans d’action. L’Union des paysans Poriajhu (Unión de Campesinos Poriajhu) - " pauvres " en guarani ) - est un mouvement de 200 familles du Chaco, faisant partie de la CLOC, qui appartient elle-même à Via campesina. Ils organisent tous les mois de juillet une rencontre de réflexion concernant l’avenir de l’agriculture familiale et paysanne et proposent des actions concrètes pour la souveraineté alimentaire. De même, l’Organisation de l’Union paysanne (Organización Unión Campesina) rassemble des communautés indiennes et paysannes qui ont été expulsées de leurs terres. Leur lutte se concentre sur la récupération de leurs terres et sur une réforme agraire totale qui résoudrait non seulement la question de l’utilisation et de la possession de la terre mais qui soutiendrait aussi l’agriculture familiale et reconnaîtrait la terre comme étant un bien social. On trouve aussi dans cette province le Mouvement des travailleurs au chômage du 17 juillet (Movimiento de Trabajadores Desocupados 17 de julio, MTD), qui mène des actions de terrain, comme des occupations de propriétés appartenant à l’État, grâce auxquelles ils espèrent obtenir gain de cause, et de terres non cultivées. Le MTD réalise aussi des projets productifs tels que des élevages de porcs et d’autres animaux de basse-cour.

Face au désastre humanitaire qui touche le Chaco, des centaines de délégués des communautés indiennes ont organisé, les premiers jours d’août 2007, une marche vers Resistencia, la capitale régionale. Ils ont exigé la démission du Ministre de la Santé du Chaco, Ricardo Mayol, qu’ils tiennent pour responsable de la situation d’incurie totale et de la crise sanitaire et alimentaire dans laquelle se trouvent les communautés indiennes de la région. L’année précédente, les communautés tobas campaient devant l’Hôtel de ville, accusant le gouvernement provincial de ne distribuer ni la nourriture ni l’aide alimentaire venant de l’État qui devait servir à secourir les familles touchées par de grandes inondations. Comme ils n’obtenaient pas de réponse, des wichis et des mocovies se sont joints à la manifestation pour les soutenir. Pour protester contre la vente illégale de terres appartenant à l’État et contre le système maintenant l’extrême pauvreté et la discrimination des communautés indiennes, ils ont bloqué des routes dans la province et ont entamé une grève de la faim de 33 jours. En août, le gouvernement s’est engagé, par la signature d’accords, à fournir des terres et leurs titres de propriété, ce qui a mis fin à la mobilisation. Mais il n’a pas tenu ses promesses et le dialogue entre les indiens et le gouvernement s’est interrompu fin 2006. Face à l’indifférence gouvernementale et à l’évolution de la situation économique, les communautés ont décidé de s’organiser autour d’un double objectif : résister au modèle de production actuel qui menace leurs droits et leur mode de vie et construire des alternatives qui leur rendent leur dignité et leur permettent de retrouver leurs pratiques et savoirs traditionnels.

En conclusion

L’actuel modèle de culture du soja dominant en Argentine a détruit la population et surtout les communautés indigènes, leur souveraineté alimentaire, leurs terres et leurs montagnes. Les territoires sur lesquels ils vivaient depuis des générations et qui étaient source de vie ont été saccagés et envahis et sont aujourd’hui entourés de barrières et de fils barbelés. Les montagnes et les forêts ont été dévastées par des bulldozers, et les sols de celles qui y ont échappé subissent une détérioration continuelle due aux méthodes d’ensemencement direct et intensif, sans compter la pollution des terres et des eaux par les agrotoxiques contenus dans les paquets technologiques. De plus, le déséquilibre environnemental qu’a provoqué la monoculture du soja est responsable du fait que la province passe régulièrement de périodes grandes inondations à des périodes de sècheresse extrême.

Un système qui génère toujours plus de production pour un marché extérieur et toujours moins de nourriture pour la population ne peut rien engendrer d’autre que la faim généralisée et la malnutrition de générations entières. Une population avec un déficit nutritionnel ne satisfait pas ses besoins élémentaires et perd également sa capacité à créer des alternatives au modèle car elle ne pense qu’à sa survie immédiate. Elle est ainsi maintenue dans une extrême dépendance.

La mort d’indigènes dans le Chaco paraît découler à l’origine de l’indifférence gouvernementale, de l’effondrement des institutions et des pratiques de corruption et de discrimination au sein même du gouvernement. Mais les racines du problème sont profondément ancrées dans un modèle qui cherche obstinément à enrichir quelques privilégiés et qui ne laisse sur son passage que la faim, l’extrême pauvreté et le déracinement. Le modèle du soja n’admet aucune possibilité de création d’un marché interne ; il étouffe, au contraire, toute forme d’organisation digne et autosuffisante. La monoculture du soja ne fait que favoriser la dictature des multinationales.

Ainsi, on voit disparaître les bases de l’agriculture paysanne familiale, enracinée dans une tradition, diverse et autosuffisante. D’importants savoir-faire et techniques traditionnels sont en train de se perdre. Le repli des économies régionales et l’expulsion des communautés indigènes et paysannes de leurs terres laissent place à l’appauvrissement, à l’érosion environnementale et au vide culturel. Tout cela se produit face au silence d’une société qui se refuse à prendre en compte la disparition des droits les plus élémentaires.

Mariela Zunino.
Née dans la province de Río Negro, Argentine, a fait des études de Sciences politiques à l’Université de Buenos Aires. Elle collabore actuellement aux travaux du CIEPAC.

Traduit par la classe de Coopération International et Communication Multiculturel de l’Université Grenoble 3, février 2008.

[1] Sous-commandant Marcos, " Les sept pièces du casse-tête mondial ", Armée zapatiste de libération nationale (Ejército zapatista de liberación nacional, EZLN).

 
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