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Inégalités et pauvreté : l'urgence de changer de modèle Convertir en PDF Version imprimable Suggérer par mail
28-06-2008

 par Raul Zibechi*

La guerre globale pour les aliments met en évidence le fait que les plans sociaux sont insuffisants pour pallier la pauvreté et que seul le dépassement de l'actuel modèle permettra de diminuer les inégalités qui sévissent dans la région.

En seulement six mois, il y a eu 10 millions de nouveaux pauvres en Amérique latine. Bien que dans cette région le prix des aliments ait moins augmenté que dans le reste du monde (15 % contre 68 %), la quantité de pauvres est passée de 190 à 200 millions en seulement six mois, selon le sociologue argentin Bernardo Kliksberg, conseiller du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Mais c'est à peine le commencement.
 
Selon Amartya Sen, prix Nobel d''Economie avec qui Kliksberg vient de publier le livre Les gens d'abord, cela fait trente ans que l'on sait qu'une famine dans les pays producteurs d'aliments peut avoir lieu. La crise alimentaire en cours, fille directe de l'éclatement de la bulle spéculative immobilière, coupe court à toute analyse qui prétend éluder la responsabilité du modèle dans la génération de pauvreté. Surtout, quand on sait que la région produit des aliments suffisants pour satisfaire une population trois fois supérieure à celle qu'elle contient.
 
COMBATTRE LES INEGALITES 
 
L'Amérique latine est la région du monde avec le plus d'inégalités. Malgré le fait qu'une bonne partie des pays d'Amérique du Sud dispose depuis plusieurs années de gouvernements progressistes et de gauche, les inégalités continuent de croître, au moins dans le Cône Sud.
 
Une récente étude de l'Intitut d'Investigation Economique Appliquée (IPEA) du Brésil révèle que les 10 % de la population concentre 75,4 % de la richesse. Les politiques sociales du gouvernement de Lula qui s'appliquent depuis 2003 pour alléger la pauvreté ont légèrement amélioré les inégalités, mais si peu que à peine cela se note.
 
Ce qui est grave c'est qu'il s'agit des mêmes niveaux d'inégalités qui existaient au XVIIIe siècle. Marcio Pochman, membre du Parti des Travailleurs (PT) et directeur de l'IPEA, a affirmé que les données démontrent "comment en dépit des changements dans le régime politique et dans le registre de développement du pays, la richesse est toujours très mal distribuée entre les brésiliens".
 
Selon Pochman, au XVIIIe siècle, à Rio de Janeiro, les 10 % les plus riches de la population détenaient 68 % de la richesse, tandis qu'aujourd'hui ils en concentrent 63 %. Sao Paulo est devant les autres villes avec 73,4 % de concentration de la richesse par les 10 % les plus riches. Selon l'opinion du directeur de l'IPEA, "aucun pays au monde n'a réussi à en finir avec les inégalités sociales sans une véritable réforme fiscale". Il explique que les impôts indirects comme la TVA, prédominants dans la région, punissent les plus pauvres : les 10 % les plus pauvres au Brésil paient 44,5 % de plus que les 10 % les plus riches, puisque la charge fiscale représente 33 % des revenus des plus pauvres et seulement 22 % de ceux des plus riches.
 
GOUVERNABILITE CONSERVATRICE

Une étude de l'économiste Claudio Lozano, de la Centrale de Travailleurs Argentins (CTA), diffusée en février 2008, révèle que dans les quatre dernières années, "de chaque 100 nouveaux pesos qui ont été engendrés, les 30 % les plus riches s'en sont appropriés 62". Pour cela, il estime qu'après cinq ans de croissance économique (avec un PIB 36 % plus important que celui de 2001), il continue d'y avoir 30 % de pauvres.
 
Il s'agit d'un modèle de concentration, qu'il dénomme "gouvernabilité  conservatrice" qui commence à bloquer la continuité de l'expansion et qui empêche de mettre les bonnes opportunités à profit comme celles qui ont existé dans les cinq dernières années. Pis encore, parce que le cycle de croissance semble arriver à sa fin, au milieu d'une spirale inflationiste spéculative. "L'inflation agit comme un mécanisme correcteur et préservateur des gains extraordinaires du secteur patronal le plus concentré", assure Lozano. A la fois, dans le cas argentin, elle est favorisée parce que "les riches consomment beaucoup et investissent peu et mal".

Le cas uruguayen, pour compléter un bref panorama de trois gouvernements surgis comme conséquence de la grande vague néolibérale, n'est pas très différent. Celui de Tabaré Vazquez est le seul gouvernement qui a mis en application une importante réforme fiscale, progressive, qui grève plus ceux qui ont de plus grands revenus. Mais elle ne grève pas le capital. Ainsi, les données avalisent la croissance des inégalités même dans les trois années de gouvernement progressiste.

L'indice Gini, avec lequel on mesure les inégalités, s'est détérioré en Uruguay dans les 20 dernières années, c'est à dire depuis l'implantation du modèle néolibéral.  Et il le fait de manière consistante, en périodes de crise ou de croissance, sous des gouvernements de droite ou de gauche. En 1991, il était de 41,1 %, pour passer à 45 % en 2002, au plus fort de la crise économico-financière. En 2005, quand a assumé Tabaré Vazquez, il est descendu à 44,1 % pour se situer en 2007 à 45,7 %. Même sous le gouvernement de gauche, et dans un pays qui présente le plus faible indice d'inégalités du continent, 20 % de la population continuent de concentrer de plus en plus de revenus, 46,4 % en 2001, 50,3 % en 2002, et 51,1 % en 2007, après la réforme fiscale.

Il semble évident, comme le remarque le rapport cité plus haut des économistes Veronica Amarante et Andrea Vogorito, qu'on "ne peut pas s'attendre à ce que les politiques de transferts de revenus résolvent par elles seules" les problèmes de pauvreté et d'indigence. Elles se rapportent aux plans sociaux en vigueur en Uruguay, mais aussi au Brésil et en Argentine, plans qui ont allégé la pauvreté jusqu'à ce que la spéculation avec les aliments ait commencé à revertir les petites progressions des cinq dernières années.


* * *

Il semble hors de doute que ce qui est en question est la continuité du modèle néolibéral dans sa phase d'appropriation des biens communs (travail des mines, forestation, soja, canne à sucre pour agrocombustibles). Jusqu'à présent, l'exclusion et la pauvreté qu'il engendre s'adoucissaient avec les plans sociaux, qui dans le cas du Brésil concernent 25 % de la population. Mais la voracité du capital impose un changement de direction. Les réformes des impôts et des plans sociaux continueront d'être des instruments nécessaires. Mais la pauvreté et les inégalités ne baisseront de manière significative seulement quand l'actuel modèle d'accumulation par le vol et la spéculation sera abandonné et que sera mis en application un autre, assis sur la croissance endogène. 

 

*Raul Zibechi, journaliste uruguayen, enseignant, écrit dans l'hebdomadaire uruguayen Brecha, le journal méxicain La Jornada et la revue italienne Carta. Il a publié "Généalogie de la révolte" (2003), (disponible en francais aux éditions CNT-RP) sur les luttes argentines de la dernière décennie, "Le  regard horizontal - mouvements sociaux et émancipation" (1999) et "Les ruisseaux quand ils baissent - les défis du zapatisme" (1995). Ces livres ont aussi été édités dans Italie, Equateur et Espagne. Il collabore avec plusieurs organisations sociales de plusieurs pays.

http://alainet.org/active/24806&lang=es 

Traduit par http://amerikenlutte.free.fr

Du même auteur, voir aussi "Disperser le Pouvoir - Les mouvements comme pouvoirs anti-étatiques"

 
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