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29-07-2008

BARRICADES : « ELLES SONT DANS NOS CŒURS »

OAXACA : SOUS L’OMBRE FRAÎCHE DE L’ASSEMBLÉE

Mis à jour le :15 juillet 2008. Auteur : George Lapierre.
CONVERSATION AVEC RUBÉN VALENCIA ET DAVID « EL ALEBRIJE » VENEGAS

Il y a deux ans, dans le Sud du Mexique, la ville d’Oaxaca était secouée par une insurrection civile sans précédent. Parti d’une grève d’instituteurs, ce mouvement de masse déboucha sur une expérience d’émancipation sociale passionnante : ignorer les pouvoirs établis, s’emparer des radios et télévisions locales et construire une autre réalité autour des barricades et des assemblées. Deux ans après, que reste-t-il de cette Commune, violemment réprimée en novembre 2006 ? Pour CQFD, Rubén Valencia et David Venegas, conseillers de l’APPO [1] et membres de VOCAL  [2], reviennent sur cette rébellion et son actualité.

Quels sont les moments forts du mouvement social d’Oaxaca commencé en juin 2006 ?
Rubén : Il existe ici une tradition historique qui veut que,quand les gens ne trouvent pas de solution à leurs problèmes chez eux,ils se rendent sur la place centrale de la capitale de l’État afin de les rendre visibles aux yeux du monde. Cela n’a pas commencé avec Ulises Ruiz [3]. Ce qui a débuté le 14 juin 2006, c’est la partie non écrite de cette histoire. Trois jours après, profitant de l’effervescence populaire,différents partis et syndicats forment un cartel d’organisations. Non pas une assemblée, mais une espèce de front unique contre le néolibéralisme, dont les dirigeants se considèrent comme l’avant-garde du peuple. Cette structure rigide sera dépassée dans différents espaces,l’exemple le plus clair étant les barricades. Déjà,quand cela s’appelait encore l’Assemblée populaire d’Oaxaca, beaucoup soulignaient que ce mouvement n’était pas né en 2006, qu’il y avait eu San Blas Atempa, Xanica, Loxicha [4], de nombreuses luttes locales. Que c’était une nouvelle étape et qu’il ne s’agissait pas d’un seul peuple mais aussi des peuples indigènes et que de fait la majorité de ces peuples se gouvernent déjà par l’assemblée. La structure de cartel, de coordination provisoire n’a pas convaincu. Car la tradition de lutte des peuples d’Oaxaca s’appuie sur les assemblées.

Lire la suite dans le CQFD n°58, juillet 2008, actuellement en kiosque.

[1] Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca.

[2] Voix oaxaquéniennes construisant l’autonomie et la liberté, regroupant la frange antiélectoraliste de l’APPO.

[3] Le 14 juin 20006, Ulises Ruiz, gouverneur autoritaire et corrompu, lance une brutale opération policière contre des milliers d’instituteurs en grève qui campaient sur la place centrale d’Oaxaca. Scandalisée,la population chasse les forces de l’ordre et réoccupe le centre-ville avec les instits. C’est le début de six mois de « mise en commune » (cf. CQFD n° 37, 38, 39, 47 et Hors-série janvier 2007).

[4] Localités et régions où le caciquisme est battu en brèche par une dynamique de démocratie directe ignorant le système de représentation officiel.


http://www.cequilfautdetruire.org/spip.php?article1752

ZAPATISME URBAIN

GUÉRILLA DE LOCATAIRES À EAST HARLEM

Mis à jour le :15 juin 2008. Auteur : Nicolas Arraitz.

Zapata est dans la Pomme ! En avril, Juan Haro, porteparole provisoire du Movement for Justice in El Barrio (MJB), a quitté New York pour une tournée de sensibilisation en Europe. Il raconte à CQFD l’histoire exemplaire de cette assemblée de locataires en lutte qui a adhéré à la Otra campaña lancée au Mexique par l’EZLN en 2006.

LE VILLAGE VOICE, journal de New York marqué à gauche, a publié la liste des dix « pires proprios » de Manhattan. Parmi eux figure le malchanceux Steven Kessner. Malchanceux, ce multimilliardaire l’est assurément. Propriétaire de quarante-sept immeubles de East Harlem (alias Spanish Harlem ou El Barrio), il a été contraint de s’en séparer à cause d’une bande de vanu- pieds, pour la plupart sans papiers, mexicains et femmes… Cette bande organisée a un nom : Movement for Justice in El Barrio, une assemblée de locataires au fonctionnement horizontal qui s’inspire des idées zapatistes. « Au début, nous étions quinze familles », raconte Juan. « Quinze familles menacées d’expulsion par Kessner, qui voulait rénover et attirer des gens plus fortunés. En accord avec la mairie, qui oeuvre à un processus de gentrification des quartiers populaires de Manhattan. » La plupart latinos sans existence légale, ces familles enduraient des conditions de logement lamentables : pas de chauffage, des plafonds qui s’effondrent, de la peinture au plomb sur des murs humides… « Aujourd’hui, nous sommes plus de quatre cents familles, regroupées dans trente comités d’immeuble. Chaque comité est autonome et choisit sa propre stratégie : manifs, recours légaux, campagnes de dénonciation contre le proprio ou la banque hypothécaire, tournées de sensibilisation… » Beaucoup sont des vendeurs ambulants, avec ou sans licence, qui gagnent leur vie sur les trottoirs de Harlem.

95 % des locataires de Kessner sont des immigrés. Les petits Blancs, les Afro-Américains et les Portoricains occupent en général les logements sociaux appartenant à la mairie.Dans les quartiers voisins de Center et West-Harlem,où la population est majoritairement noire, les gens subissent aussi cette politique d’expulsion des pauvres.« Mais par tradition,les formes de résistance sont plus institutionnalisées,soumises au clientélisme politique. Nous, nous ne voulons pas collaborer avec les politiciens, car nous savons qu’ils ne prendront jamais de décisions favorables à ceux d’en bas,sauf si on les y oblige.Mais nous avons proposé de coordonner toutes les résistances de Harlem. » Et pour la première fois, une journée de mobilisation a réuni les trois zones du quartier, dénonçant les expulsions et la corruption des conseillers municipaux impliqués.

Comment le MJB en est-il arrivé à adhérer à l’Autre campagne lancée par l’EZLN, un groupe armé basé dans l’extrême sud du pays voisin ? « Nous sommes une majorité de Mexicains, beaucoup venant du Sud (Oaxaca, en particulier),mais sans expérience de lutte. Nous avons étudié le passé des luttes sociales. Les Young Lords (jeunes Portoricains qui, dans les années 70, s’étaient inspirés des Black Panthers pour défendre leur quartier des dealers et de la police), l’APPO (Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca) et l’EZLN, entre autres.Certains d’entre nous croyaient ce que racontent les médias, que les zapatistes sont des narcotrafiquants, des guérilleros guatémaltèques infiltrés,des violents… Découvrir la richesse du discours zapatiste a été une puissante mutation de notre assemblée. »

Car au-delà de la lutte contre la spéculation, le MJB veut participer à la transformation du Mexique, puisque « c’est à cause de l’injuste répartition des richesses là-bas que nous avons été poussés à émigrer ». Voilà comment cette assemblée d’immigrés a écrit une lettre à l’EZLN pour lui annoncer qu’elle se reconnaissait dans la Sixième déclaration de la forêt lacandone. Et c’est ainsi qu’East Harlem a connu une mobilisation remarquée contre la répression des paysans d’Atenco en mai 2006. « Nous sommes en train d’inventer une sorte de zapatisme urbain », avance Juan. « Le zapatisme n’est pas une nouvelle idéologie, ni un remix de vieilles idéologies. Le zapatisme n’existe pas, c’est un pont pour ceux qui veulent traverser d’une rive à l’autre. » Cette profession de foi figure en bonne place sur le site du MJB. « Nous voulons construire une base sociale stable dans le quartier. Après deux ans d’existence, nous avons voulu jeter des ponts en direction d’autres organisations de locataires, d’autres luttes, d’autres communautés. Notre rencontre du 26 octobre 2007 a réuni vingt-six organisations de New York et d’autres états. » Lors de cette journée portes ouvertes, on a vu venir notamment des collectifs de Chinatown. « Il ne s’agit pas seulement de lutter contre les expulsions, mais d’inventer une nouvelle façon de vivre ensemble, avec les Chinois, les Portoricains, les Noirs… Dans les immeubles qui se joignent à nous, nous essayons toujours de faire tomber les barrières entre ethnies, et aussi entre hommes et femmes. Nous montons des équipes multiraciales pour aller faire du porte-à-porte. Nous encourageons la participation des femmes malgré les réticences des maris. » Et, de fait, il y a une majorité de femmes parmi les militants les plus actifs.

Le MJB a subi de nombreuses attaques : campagne de dénigrement dans la presse, agressions physiques, tentatives de corruption d’activistes les plus en vue… Mais il y a un an,fatigué de lutter,Kessner a cédé ses quarante-sept édifices à un promoteur britannique nommé Dawnay Day Group, dont le siège social se trouve à Londres. La lutte continue… S’inspirant des diverses consultations populaires organisées par les zapatistes au Mexique,le MJB a organisé une consulta à East Harlem. Près de deux mille foyers y ont participé, donnant comme priorité aux futures actions les revendications salariales et la pression sur le consulat mexicain pour accélérer l’octroi d’un numéro d’immatriculation aux sans papiers (qui leur permet ensuite de s’inscrire à la Sécurité sociale US). « Nous voulons inventer une forme de démocratie réelle, proche de la rue et de la vie quotidienne des gens », conclut Juan.

Article publié dans CQFD n°57, juin 2008.

http://cequilfautdetruire.org/spip.php?article1774

 

INTERVIEW DE JOHN HOLLOWAY

LE MONDE SANS LE POUVOIR

Mis à jour le :23 juillet 2008. .
Propos recueillis et traduits par Julien Bordier et Juliette Goudeket
Changer le monde sans prendre le pouvoir [1] a suscité de violentes réactions à la gauche de la gauche. La thèse défendue contrarie : penser la révolution en terme de parti et de prise de pouvoir mène à un échec inévitable. Discussion avec John Holloway, philosophe irlandais installé au Mexique depuis 1991…

Hello John, tu es proche des zapatistes, à ton avis que peut apporter la théorie politique à un mouvement comme le leur ?
John Holloway : Antonio García de León [2] a fait remarquer dès les premiers jours de l’insurrection zapatiste que cette révolte venait de l’intérieur de nous-même. En disant qu’ils veulent construire un monde nouveau sans prendre le pouvoir, ils nous ont lancé un défi pratique et théorique. Les tentatives pour changer le monde en prenant le pouvoir ont échoué. Alors comment s’y prendre ? Il n’y a pas de modèle préexistant.

Ici, en pleine commémoration de 68, la gauche semble incapable de penser les émeutes des cités, mais aussi le refus du travail salarié.
La gauche traditionnelle conçoit la lutte de classes comme une lutte entre le travail et le capital. Elle oublie que Marx insistait sur le caractère ambivalent du travail comme une clef pour comprendre le capitalisme. Il faisait la distinction entre le travail aliéné ou abstrait et l’activité vivante consciente ou travail utile – ce que je préfère appeler le « faire ». 1968 était avant tout une révolte contre le travail aliéné, la révolte du « faire » contre le travail. En 1968, il devient clair que la lutte contre le capital est avant tout une lutte contre le travail. Au lieu de penser la lutte de classes en termes de « travail » contre « capital », il faut la penser en termes de « faire » contre « le travail et donc le capital ». Voilà le défi : comment développer ici et maintenant une vie où nous pourrions faire ce que nous considérons comme nécessaire ou désirable, au lieu d’abandonner nos jours à un travail qui produit le capital ? C’est pourquoi l’idée de « chômeurs heureux » est si importante. En Argentine, les piqueteros [3] les plus radicaux ne se battent pas pour l’emploi, mais pour une vie consacrée à « faire » ce qu’ils considèrent important. Si nous refusons de travailler c’est parce que nous voulons faire quelque chose de mieux de nos vies : rester au lit, sortir faire un tour avec le chien, jouer de la musique, organiser une révolution, qu’importe… Notre refus ouvre la porte à un « faire-autrement  », et ce « faire-autrement » est l’avant-garde de notre lutte contre le capital. Cette lutte n’est pas seulement de la négation, mais de la négation-et-création,la création de quelque chose qui ne colle pas avec le capitalisme.Tant que nous ne parlons que de refus, nous autorisons le capital à fixer le planning.

Mais comment affirmer nos résistances, de l’émeutier de cité au chômeur qui se lève tard, face aux vieilles catégories de pensées ?
Nous avons tous nos hauts et nos bas, et parfois on se sent perdu, en particulier parce que nos luttes sont fragmentées. Je vois ça en termes de création de failles, d’espaces ou de moments dans lesquels nous disons : « Ici, dans cet espace ou ce moment, nous ne ferons pas ce que le capital veut que nous fassions. » Des failles plus que de simples espaces autonomes. Les failles s’agrandissent, courent, se creusent. Ces failles sont les espaces du « faire contre le travail ». Si, comme la gauche traditionnelle, nous sommes aveugles à cet antagonisme, tout le reste suit : l’État, le pouvoir, le progrès, etc.

Pour toi, la prise de pouvoir est donc forcément un échec pour un mouvement qui souhaite changer le monde…
Je distingue deux types de pouvoir, le « pouvoir- sur » (le pouvoir du capital, le pouvoir de l’État…) et le « pouvoir-faire » : notre pouvoir de créer, de faire des choses, qui est forcément un pouvoir social puisque notre « faire » dépend toujours du « faire » des autres.Rejeter l’idée de prendre le pouvoir ne nous met pas dans un vide. Au contraire, cela signifie que nous ne devons pas prendre le « pouvoir-sur » mais construire notre « pouvoir-faire. »

Dans ton livre, il est beaucoup question d’identités. Que t’inspire le repli identitaire ?
Le capitalisme nous pousse à nous identifier aux rôles qu’il nous fait jouer. Le mouvement contre le capital est nécessairement anti-identitaire. Un mouvement qui dit : « Non, nous sommes plus que ça ! » Si on dit seulement « nous sommes noirs, nous sommes femmes, nous sommes gays, nous sommes indigènes », alors on est piégé dans une logique qui nous réintègre dans la domination. Nous avons besoin de dépasser nos identités, d’affirmer et de nier dans un même souffle : nous sommes noirs et plus que cela, nous sommes femmes et plus que cela. Dès leur soulèvement, les zapatistes ont dit qu’ils se battaient pour les droits des indigènes mais aussi pour la création d’un monde nouveau basé sur la reconnaissance de la dignité.

Qu’est-ce qui peut donc nous rassembler ? Où se trouve notre force ?
Notre force, c’est que nous sommes des personnes ordinaires. C’est la chose la plus profonde que les zapatistes disent : « Nous sommes des hommes et des femmes, des vieux et des enfants ordinaires, donc nous sommes rebelles. » Si l’antagonisme central est entre le « faire » et le travail, la contradiction centrale du capitalisme est donc la frustration. La frustration engendrée est probablement l’expérience la plus profonde que nous partageons tous et toutes. Elle se transforme en explosions et nous apprend le langage de la révolte.

Articla publié dans CQFD n°57, juin 2008.


[1] Changer le monde sans prendre le pouvoir, Syllepse, 2008.

[2] Historien, auteur de Resistencia y utopia, Era, 1998.

[3] Piqueteros : mouvements de masse rassemblant les chômeurs d’un quartier ou d’une banlieue.

[cspcl] Lire CQFD

 

 

 
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