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Paraguay, entre l’espoir et la difficile réalité Convertir en PDF Version imprimable Suggérer par mail
19-08-2008

Vendredi 15 août, l’ancien évêque Fernando Lugo prend ses fonctions en tant que président du Paraguay, en mettant fin à la continuité de plus de 60 ans de gouvernement du Parti Colorado, qui inclut la longue dictature du Général Alfredo Stroessner. Pendant ses années passées comme évêque dans la région de San Pedro, il a gardé de forts liens avec les mouvements sociaux et particulièrement avec les paysans paraguayens. C’est de là qu’est issue la base de son mouvement Tekojoja, d’où a surgi la proposition de lancer le religieux en tant que candidat présidentiel.

Lugo a alors renoncé à sa fonction ecclésiastique et sans attendre à ce que le Vatican accepte sa démission, il a accepté la candidature. L’Alliance Patriotique pour le Changement a alors été formée, une coalition de plus d’une vingtaine de courants, comprenant les libéraux, la Démocratie Chrétienne ou le Parti Communiste Paraguayen. De ce conglomérat,  le Parti Liberal (PLRA) est celui qui ressort le plus, de par sa grande structure individuelle et parce que c’est celui qui a obtenu la majeure représentation parlementaire. Mais cette coalition si diverse et le personnalisme particulier de Lugo ont entravé la gestation du nouveau gouvernement et ont jeté des doutes sur son avenir immédiat.

Lugo a obtenu le 20 avril dernier environ 42% des voix. Mais ses rivaux immédiats, Blanca Ovelar du Parti Colorado et l’ancien Général Lino Oviedo (provenant également des files coloradas) ont obtenu avec leurs respectives candidatures (32% et 22%) plus de la moitié des suffrages exprimés par les citoyens paraguayens. Au parlement, les forces de Lugo se retrouvent presque orphelines. Dans la chambre des députés, les colorados ont presque 38 % des sièges, contre presque 34% de libéraux et 19% de UNACE, le parti de l’ancien général Oviedo. Au sénat, les colorados ont un tiers des sièges, et  pour les deux autres forces la répartition est semblable à celle de la chambre des députés. Les lois que Lugo veut impulser devront compter sur le soutien de la principale force politique de sa coalition, les libéraux, ce qui ne sera pas toujours facile. Et encore, pour avoir des chances, ils devront négocier avec l’une des deux forces ayant les plus de poids au parlement. Jusqu’à présent, les contacts et rapprochements ont été avec l’UNACE, de l’ancien putschiste d’extrême droite, Lino Oviedo.

Ce qui l’attend

Le nouveau président devra affronter divers défis importants dans les premiers mois de gestion. Il sait que sa proclamée « bataille contre la pauvreté » exigera des ressources et pour cela il a anticipé qu’il devra concevoir une nouvelle politique d’impôts pour remplacer l’actuelle, faible et inefficace. « C’est seulement ainsi que l’on pourra s’acquitter de la dette sociale accumulée depuis des décennies d’indifférence et de corruption ». Actuellement, sur les six millions d’habitants du pays, un million cent mille se trouvent dans une situation d’extrême pauvreté, c’est-à-dire qu’ils survivent avec moins d’un dollar par jour. Et un autre million de personnes sont dans une pauvreté non extrême. Les faibles structures d’éducation et d’assistance sont concentrées à Assomption et sont presque inexistantes à l’intérieur du pays.

Un autre point fondamental sera de renégocier avec le Brésil les termes de l’accord de 1973 sur la reprise hydroélectrique d’Itaipu, qui fixaient des parts égales sur les droits d’énergie produite. Mais le Paraguay, avec son faible développement, utilise seulement 17 % de la moitié qui lui revient. Le reste de l’énergie produite par Itaipu est vendu au Brésil, un géant qui, lui, en a besoin, mais à un prix considéré insuffisant. Quelque chose de semblable à ce qui arrivait avec le gaz que la Bolivie fournissait au Brésil et à l’Argentine et qui a fait l’objet de nouveaux accords et de prix plus justes lorsqu’Evo Morales a pris ses fonctions à la présidence de ce pays.

Mais il n’y a pas de doutes que le sujet le plus transcendant est celui de la distribution de la terre. Bien qu’il s’agisse d’un problème ancien, Lugo a promis durant sa compagne électorale de mener une Réforme Agraire Intégrale pour modifier la situation actuelle dans laquelle les 12 millions d’hectares constituant les meilleures ressources naturelles du pays sont aux mains de quelques familles et consortiums. Les statistiques montrent que le Paraguay est le pays où la distribution de la terre est la plus inégale d’Amérique latine. Des centaines de milliers de paysans luttent depuis de décennies pour avoir accès à des parcelles et pour améliorer leurs conditions de vie. Les propriétaires ont toujours compté sur la complicité de la police et du gouvernement pour réprimer les mouvements ruraux. Plus d’une centaine de dirigeants paysans ont été assassinés dans les 20 dernières années. La quasi-totalité de ces crimes est restée dans l’impunité la plus totale, sans responsables ni condamnation.

On estime que plus de 500 familles possèdent 90 % des terres, alors que 350.000 familles n’en ont pas. Cette situation a eu une incidence sur le fait que pendant les 20 dernières années, la population rurale est passée de 67 à 30%.  La migration interne a signifié un déplacement de la pauvreté et de la misère vers les quartiers d’Assomption et de quelques autres villes. Martín Almada, lutteur social, Prix Nobel Alternatif de la Paix et enquêteur sur les « Archives de la Terreur » du Plan Condor, affirme que le problème de la possession des terres dans son pays a vraiment commencé lorsque l’Argentine, le Brésil et l’Uruguay se sont prêtés aux intérêts de l’empire– l’Angleterre, à ce moment-là – pour commencer la dénommée « Guerre de la Triple Alliance » (1865-1870) « parce qu’au Paraguay, on distribuait la richesse et non pas la pauvreté, et c’était donc un mauvais exemple pour la région ». Il ajoute que cette guerre et une autre provoquée plus tard par les Etats-Unis (le Paraguay contre la Bolivie en 1935) ont eu des conséquences directement sur la stratification sociale : 5% de riches (propriétaires des terres fertiles), 10 % de classe moyenne et entre 75 et 80% de pauvres ». La chercheuse paraguayenne Mirta Barreto ajoute qu’ensuite ce fut la massive privatisation dans les années 1950, sous la dictature de Stroessner. Elle ajoute que « pendant plus d’un siècle, de voraces facteurs externes ont conflué et contribué à ce que les paysans et les propriétaires originaux soient expulsés de leurs terres ». À tout cela, et plus récemment, vient s’ajouter le modèle de monoculture de soja, qui a aggravé le conflit en expulsant des milliers de familles et les condamnant à être source directe du chômage, de la marginalisation, pauvreté et émigration. D’après des sources officielles, on estime que six cent mille paysans ont été expulsés de leurs terres à cause de l’agressive culture du soja et, pendant les sept dernières années, plus de 180.000 Paraguayens ont émigré en Argentine.

Le Mouvement Paysan Paraguayen croit, et a ses raisons pour croire, que des temps de justice sont arrivés. Ils ont fait partie de la base électorale ayant permis le triomphe de l’Alliance pour le Changement. Cette semaine, quelque trois mille paysans de la Coordination de lutte pour la Terre et la Souveraineté ont occupé des terres exploitées par un Brésilien à San Pedro, région dont Fernando Lugo a été l’évêque.  Le dirigeant des Sans Terre Paraguayens, Elvio Benítez a affirmé que cette occupation de terrain « est un clair message pour ceux qui auront la responsabilité de gouverner notre pays pour notre bénéfice à tous ». Les paysans incitent également l’état à dresser un cadastre national sur la distribution des terres pour pouvoir compter sur des données fiables concernant les propriétaires et le nombre d’hectares qu’ils possèdent. Cela permettrait de savoir qui sont les propriétaires, particulièrement pour les latifundiums et pour connaître quelles sont vraiment leurs étendues. Le sociologue Tomás Palau estime qu’au Paraguay, chaque éleveur compte en moyenne 2,7 hectares par vache et les cultures de soja transgénique couvrent plus de 2,5 millions d’hectares, dont la plantation mécanisée et le suivi ne demandent pas beaucoup de travailleurs ruraux. Mais ces mesures rencontreront une forte opposition de la part des latifundistes et des grands propriétaires. Claudia Russer, de l’Association de Producteurs de Soja, a déjà demandé que le nouveau gouvernement prenne position face à « l’insécurité » et a exigé des garanties pour la propriété privée…

Le nouveau gouvernement devra s’occuper de l’entreprise Petropar, responsable de la distribution des combustibles, en faillite virtuelle, avec une dette de 300 millions de dollars, de l’entreprise INC (Industrie Nationale du Ciment) effondrée et fréquemment paralysée à cause d’endommagements et de défaillances techniques à son moulin principal, et des chemins de fers abandonnés qui représentent plus un souvenir qu’une réalité.

Lugo voudra-t-il et pourra-t-il tenir ses engagements ?

Aux difficultés citées, viennent s’ajouter  d'autres, pas moins importantes. Il est prévisible que la cohabitation de Lugo avec le vice-président Julio César Franco, du Parti Liberal ne sera pas facile. Dans les rangs de ce groupe politique, majoritaire dans l’Alliance, il y a un mécontentement vis-à-vis des nominations des ministres et des postes-clés désignés par Fernando Lugo. Certains dirigeants pensent que Franco est tenu à l’écart ou qu’il n’a pas l’importance qui devrait correspondre selon eux à sa fonction de vice-président.

Martin Almada exprime des doutes que Lugo puisse tenir son engagement d’impulser la Réforme Agraire et rappelle que le nouveau président « maintiendra en vigueur des lois bourgeoises, un Parlement rétrograde, une justice corrompue et des forces armées avec la mentalité imposée par la Doctrine de Sécurité Nationale nord-américaine qui considère le peuple comme un ennemi ». D’autant plus, il estime que dans les conditions objectives actuelles, Lugo se limitera à gérer la pauvreté qu’il recevra comme héritage de plus de 60 ans de gouvernements colorados, à moins qu’il organise et mobilise cette majorité silencieuse : les exclus sociaux ».

Mais il y a également des doutes par rapport à cette possibilité. Il y quelques heures, Balmiro Balbuena, l’un des dirigeants du mouvement paysan et allié de Lugo lors des élections du 20 avril dernier, a manifesté son mécontentement vis-à-vis de la façon utilisée par le nouveau gouvernement pour mobiliser des adhérents lors des meetings récents. Il a concrètement accusé le chef du cabinet des ministres de Lugo – Miguel Lopez Perito – d’ « ordonner » des rassemblements à la façon du Parti Colorado,  car des fonds qui y ont été destinés n’ont pas été issus des organisations sociales. Balbuena, qui appartient également au Front Social et Populaire a dit que ce sont de « mauvais signes » de la part du nouveau gouvernement.

Face à ce panorama complexe, il faut dire que les résultats électoraux ne modifient pas le rapport de forces des puissants intérêts politiques et économiques qui essayeront de conserver leurs privilèges, leurs attributions et de profiter des concessions qui leur ont été accordées par des mécanismes pactés. Il sera difficile d’éradiquer ces méthodes, où la corruption fait partie de la « normalité » administrative. La concentration du pouvoir économique leur a permis de corrompre des fonctionnaires, de gagner des licitations et d’influencer des juges et des procureurs. Pour que cela change, il faudra une attitude ferme et disposer des cadres nécessaires pour diriger et veiller sur la transparence et l’honnêteté. Une grande partie de l’activité privée a été liée sans scrupules aux budgets de l’état, en particulier pour les grands travaux. D’après les secteurs de l’opposition, tous les travaux ont fait l’objet de surcoût, et dans certains cas les engagements de la licitation n’ont pas été tenus.

Dans les batailles administratives pour imposer un fonctionnement normal conformément aux lois, se trouvera celle de la contrebande. Personne n’ose risquer des chiffres, mais beaucoup estiment que ce sont des millions de dollars qui circulent dans cette activité illicite, fortement enracinée au pays depuis de nombreuses années. Et l’on connait également les pouvoirs des groupes contrôlant la contrebande. Bien que nous ne puissions pas en quantifier la magnitude, nous pouvons toutefois l’imaginer grâce à cette donnée : le président Lugo lui-même a admis que personne ne veut accepter le poste de Directeur des Douanes. L’ingénieur Juan Max Rejalaga, candidat désigné, y a déjà renoncé par « manque de garanties pour sa vie ». Quelques heures avant, il avait été menacé de mort par la mafia qui contrôle la contrebande. Le message est clair : ils veulent que tout reste comme avant. Et c’est l’un des grands obstacles aux aspirations de changement, et pas seulement pour les douanes.

Même si durant la campagne électorale, l’ancien évêque s’est montré proche des gouvernements du continent qui ont pris distance (à différents degrés) de la traditionnelle influence étasunienne, certains remettent en question la voie du futur gouvernement.  Dans les propres rangs de l’Alliance, on critique la présence d’anciens fonctionnaires de la dictature de Stroessner dans le cercle des proches du futur président. D’autant plus que certains lui attribuent des contacts avec James Cason, l’ambassadeur étasunien à La Paz, une délégation diplomatique ayant eu des influences décisives sur les gouvernements paraguayens des 60 dernières années. Il y en a même qui critiquent le fait que le 30 juillet dernier, le Pape lui a donné la dispense qui lui avait été refusée jusqu’ici, ce qui semblerait être un fait inédit au Vatican. Ses adhérents réfutent ces critiques en argumentant que, du fait que Lugo aura des soutiens minoritaires chez les Députés et au Sénat, il devra agir de façon pragmatique s’il veut gouverner. Et ils rappellent qu’il devra affronter une structure administrative hostile à toute transformation.

Tout ceci est vrai, mais il n’en reste pas moins qu’une grande partie du peuple paraguayen, cette majorité l’ayant voté, compte sur lui pour laisser loin derrière lui les pratiques autoritaires, le clientélisme, les injustices et les rapports de bénéfices communs avec les grands groupes économiques, parmi lesquels les propriétaires des terres. Pour cela, il Lugo mettre tout son zèle à casser cette image que peignait Martin Almada, lorsqu’en paraphrasant Josué de Castro, intellectuel brésilien, il décrivait  le Paraguay comme un pays « où les riches ne peuvent pas dormir la nuit, car ils ont peur des pauvres et les pauvres ne peuvent pas dormir la nuit, car ils ont faim… puis il ajoutait finalement qu’ « au Paraguay, la pauvreté est explosive ».

À partir des prochaines semaines, les doutes commenceront à se dissiper lorsque Lugo prendra ses premières décisions

Carlos Iaquinandi Castro, SERPAL, 15 août 2008. http://www.rebelion.org/noticia.php?id=71469&titular=paraguay-entre-la-esperanza-y-la-difícil-realidad-

Traduit par Elina.
http://amerikenlutte.free.fr
 
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