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Oaxaca se remet de ses frayeurs : une longue lutte pour la dignité Convertir en PDF Version imprimable Suggérer par mail
24-08-2008

Voix d’Oaxaca construisant l’autonomie et la liberté.

Silvia Gabriela Hernández, Kiado Cruz, Rubén Valencia:

« Ce n’est pas un mouvement de dirigeants mais un mouvement de la base. »

L’APPO n’a jamais été une organisation, mais un mouvement. La crise qu’elle vit actuellement ne constitue pas une rupture qui aurait lieu dans une conjoncture particulière entre acteurs ou groupes au sein de l’APPO, mais incarne plutôt un aspect essentiel de ce mouvement. C’est en effet le résultat naturel d’un processus au cours duquel certains de ses acteurs ont cherché à définir ce mouvement comme s’il s’agissait d’une organisation ou d’un parti politique, c’est-à-dire en cherchant à se l’approprier et à s’ériger en ses représentants. La lutte de l’APPO ne s’est pas faite uniquement contre le gouvernement d’Ulises Ruiz, mais contre tous les arbitraires qui subsistent dans les communautés, dans les colonias [1] et dans les organisations sociales. Cette lutte contre l’autoritarisme s’étend à de nombreux autres secteurs, y compris la Section 22, où, pour citer un exemple, les enseignants se sont débarrassés de leur dirigeant Rueda Pacheco.

Pour comprendre ce qui se passe dans l’État d’Oaxaca, nous devons revenir un peu en arrière. Il faut d’abord se rappeler qu’Oaxaca est l’État qui possède la plus grande diversité culturelle du Mexique et celui où la population indigène est la plus importante : 418 de ses 570 communes [2] sont régies par leurs systèmes de normes internes (assemblées). La lutte pour l’autonomie indigène a permis obtenir une reconnaissance partielle de ces systèmes de gouvernement, bien que l’on continue de lutter pour la pleine reconnaissance du droit à s’auto-organiser et à l’autogouvernement. L’Oaxaca est également un État dont l’histoire est truffée de mouvements sociaux variés et où, dans le passé, trois gouverneurs ont été destitués, le dernier en date à la fin des années soixante-dix.

À la fin du mandat de six ans du gouverneur José Murat, auquel a succédé le « gouverneur » Ulises Ruíz, c’est la politique de « l’argent ou le plomb » qui régnait ; autrement dit, ou on vous achetait ou on vous réprimait. Auparavant, sous le mandat de Diódoro Carrasco, c’est déjà la politique de « la main dure » qui s’était imposée. Malgré tout, de nombreuses villes, communautés et organisations, ainsi que des régions entières se battaient pour exercer leur droit à la libre détermination. C’est le cas de Loxicha, d’Unión Hidalgo, de San Blas Atempa, de Xanica et de Benito Juárez, dans la région des Chimalapas, pour ne citer que celles-là. De leur côté, les organisations sociales avaient également subi de plein fouet la politique répressive des pouvoirs locaux, ce qui déboucha sur une phase de démobilisation et de décomposition des mouvements et des secteurs en lutte. C’est dans un tel contexte qu’entre en scène dans l’Oaxaca, et pour la première fois, un candidat de « centre gauche » qui avait fait partie du gouvernement de cet État et qui rivalisa aux élections pour le poste de gouverneur avec Ulises Ruiz.

Après une fraude évidente, et au plus grand mécontentement de la population, Ulises Ruiz parvient au pouvoir avec la consigne « ni manifestations, ni marches, ni blocages, ni piquets ». Aussitôt, de façon arbitraire, il change le siège des pouvoirs locaux de gouvernement (chose qui avait été préparée à l’avance) et installe l’exécutif dans une localité à une demi-heure de route d’Oaxaca, la capitale ; puis ce fut le tour du pouvoir législatif et, actuellement, cette politique se poursuit avec la construction de la cité judiciaire sur la commune de Reyes Mantecón. C’est de cette manière que le premier coup est porté pour faire d’Oaxaca une ville au service du tourisme, une sorte de Disneyland colonial, ce plan s’accompagnant d’une série d’aménagements de grande envergure pour remodeler le paysage urbain : l’intervention la plus visible étant le réaménagement du Zócalo, la grand-place, où une débauche d’argent et d’arbitraire fait couper les arbres et raser des immeubles centenaires en pierre afin de créer un lieu plus conforme aux goûts « extravagants » de la classe dirigeante. Au passage, un vol millionnaire est commis contre le patrimoine culturel et le budget de l’État est pillé. Le gouvernement de l’Oaxaca autorisa l’agrandissement de la gare routière pour empiéter sur le quartier de Jalatlaco, l’un des plus anciens de la ville, ce qui a provoqué un mouvement de protestation débouchant sur la formation d’un conseil de citoyens dans le quartier.

Dans le même temps, le gouvernement d’Ulises Ruíz entama une campagne de discrédit et d’acharnement contre le journal Noticias qui s’est accompagnée de l’usurpation de ses locaux et installations, pour se venger de son directeur qui avait soutenu la campagne du rival « le mieux placé » à l’élection pour le poste de gouverneur, rival dont les gens avaient osé imaginer la victoire à ladite élection.

C’est dans un tel climat que, le 15 mai 2006, la Section 22, regroupant les enseignants de l’Oaxaca, a entamé, comme chaque année à la même date, une grève générale pour revendiquer une série d’exigences parmi lesquelles l’augmentation des salaires par une « recomposition en fonction de la vie chère par zones » (l’indexation des salaires sur le coût de la vie dans l’Oaxaca). Signalons qu’au départ la mobilisation des enseignants ne bénéficiait pas du soutien total de la population, pour différentes raisons. Malgré cela, et à cause de tout ce qui précède, quand la police de l’Oaxaca pénètre en force sur le Zócalo, le 14 juin, pour en expulser les enseignants en les réprimant brutalement, la solidarité de la population s’est spontanément manifestée, une solidarité d’une envergure que l’on n’avait jamais vue auparavant en faveur du mouvement des instituteurs.

Les partis politiques et les organisations hiérarchisées

Le 5 août 2007, les peuples de l’Oaxaca ont à nouveau démontré qu’il n’était pas question pour eux de participer et encore moins de croire à la « démocratie » bourgeoise et capitaliste. En outre, ils l’ont fait avec bien plus de force qu’en d’autres occasions pourtant tout aussi significatives. Le jour des élections au Parlement de l’Oaxaca, plus de 80 % de la population s’est abstenue d’exercer son droit de vote. Devant de tels faits sans équivoque possible, certains détracteurs ont préféré chercher des excuses expliquant un tel phénomène, alors qu’ils avaient parfaitement capté ce message populaire d’abstention massive et volontaire : plus personne ne croit en des institutions qui ne servent qu’à une chose, à savoir, qu’au nom du peuple les « politiques » et leurs compères travaillent pour leurs seuls intérêts privés et ceux d’une clique.

Nous n’avons que faire des procès intentés contre les fraudes du PRI, pas plus que des disputes opposant les partis sur la légalité ou non d’un parlement où ne siègent que les députés d’un seul parti servant uniquement des intérêts particuliers. Nous pensons que ce qui compte réellement, c’est que le système dans sa totalité constitue une fraude, un marché de dupes. Ne sommes-nous pas en présence d’un système politique qui engendre un pouvoir séparé des citoyens qu’il prétend représenter et qui se prétend légitime alors que 20 % seulement de la population en âge de voter l’a « élu » ? Et encore, sans parler de tous ceux qui ont voté pour le PRI sous la menace, abusés ou en achetant leur vote, et sans parler des chiffres truqués. Ces élus-là savent qu’ils ne jouissent d’aucune légitimité, ils savent que le 5 août a signifié un pas en avant supplémentaire du peuple de l’Oaxaca dans son combat pour s’affranchir de la tyrannie et pour le respect de sa dignité.

Actuellement, à Oaxaca, le débat au sein de l’APPO et du mouvement social s’est polarisé. Et les moyens passifs de communication ont joué à plein leur rôle en opacifiant les véritables enjeux de ce débat : ils désignent arbitrairement d’un côté « les modérés » et de l’autre les « radicaux et les intransigeants ». Ils marquent volontairement une division entre le bloc de l’APPO favorable à la participation aux élections et les « groupes d’incontrôlés », comme ils les appellent. Pour nous cependant, une telle division simpliste n’existe pas. Bien au contraire, le processus actuel de réorganisation est beaucoup plus divers et complexe. Bien sûr, il ne fait aucun doute qu’il y ait des personnes honnêtes qui pensent qu’en participant aux élections et en proposant des candidats ils parviendraient à supprimer la tyrannie qui existe dans l’Oaxaca ou qu’en proposant de voter des lois il est possible de transformer la relation entre la société et l’État. Quant à nous, dans un mouvement de mouvements tel celui qui a surgi depuis 2006, nous croyons, nous avons l’intuition que le processus en cours vise au-delà d’un simple ravalement de façade cosmétique et de réformes affectant les lois et les institutions « démocratiques ». Ce qui se joue ici, c’est l’affrontement entre une vision du « développement » et du « progrès » disposée à nous déposséder de tout et la construction de chemins très différents aboutissant à une vie digne et juste, à la ville comme à la campagne.

Certaines organisations ne parlent que de « démocratisation » des institutions. Mais de quoi parlent-elles ? Il y a déjà vingt ans que l’on a cessé de parler de socialisme pour se vautrer dans le capitalisme et que l’on a commencé à « lutter » au nom de la « démocratie ». Le fait est que pour comprendre de tels concepts il nous faut remonter à leur création.

Le mot « démocratie » vient du grec ancien, où il signifiait le « pouvoir du peuple ». Aujourd’hui, la réalité qu’il recouvre n’a plus rien à voir avec son sens originel. Le capitalisme et ses partisans ont tenté de nous faire croire que les gouvernements « démocratiques », qui reposent prétendument sur la participation du peuple à la prise de décisions, étaient et sont la seule organisation politique possible, ou du moins la moins imparfaite. Déjà, au sein de la société grecque où est né le concept de démocratie, ce que l’on appelait « le peuple » se limitait à une seule classe de la « haute société », les citoyens « éclairés » parce que « seuls » habilités à décider du bien commun, à l’exclusion du reste de la population, marginalisée, opprimée et réprimée. Cette politique, que les puissants et les possédants nomment « démocratie », dépossède les peuples de leur droit à se prononcer et de leur aptitude à décider de leur propre vie. Une telle idée, qui présuppose que le peuple « ne sait pas » ce qu’il veut et « ne peut pas » se gouverner lui-même, constitue l’un des piliers des arguments avec lesquels on prétend justifier la répression, censée servir à préserver « l’ordre institutionnel », « l’État de droit » et « la paix ».

Dans l’Oaxaca, on peut dire que la grande majorité de la population, et surtout les peuples indigènes, l’ont parfaitement compris. En réalité, ils l’ont toujours su et leur réponse a toujours été la même : lutter pour le plein droit à se gouverner eux-mêmes, par des pratiques qui, sans être parfaites, tentent de subordonner le pouvoir à la décision collective. De la même manière, la pratique organisationnelle et l’esprit qui présidait aux barricades dressées lors de la mobilisation populaire recréait cette auto-organisation et, malgré la répression et l’état d’alerte du moment, elle manifestait une vitalité et une confiance dans l’autodéfense aux antipodes d’une organisation de la société fondée sur la prétendue démocratie qui concentre le pouvoir et la prise de décisions dans les mains de quelques-uns.

Des organisations aux structures pyramidales ont cherché à s’emparer du mouvement et à le contrôler en imposant leur vision des choses. Dans les faits, on peut dire que de telles organisations ont trahi ce mouvement car elles se sont alliées avec des partis politiques qui ne représentent ni la lutte ni les principes qui sont apparus en 2006. Ces organisations opportunistes, tels le Front populaire révolutionnaire (FPR) et le Front élargi de lutte populaire (FALP), se sont consacrées à distribuer soutiens et crédits financés par le système par le biais de véritables prébendes telles que les licences de moto-taxis et autres aumônes. Beaucoup d’entre elles ont été cooptées par le gouvernement de l’Oaxaca et sont revenues à leurs pratiques habituelles : négociations clandestines et octroi de ressources comme palliatifs à la pauvreté, « institutionnalisant » ainsi la lutte afin de redevenir les intermédiaires obligés entre le pouvoir et le peuple. On voit donc clairement le défi que doivent relever les « organisations civiles » qui ont surgi en tant que médiatrices et qui ont l’occasion d’être aujourd’hui partenaires dans la lutte pour la dignité des peuples.

Actuellement, tout le monde sait pertinemment que la structure du Conseil de l’APPO n’a plus aucune utilité pour réorganiser notre mouvement. Le bureau directeur provisoire n’a jamais dirigé personne, pas plus que les dirigeants vedettes, qui n’ont jamais été en mesure de le faire. Il ne peut ni ne doit y avoir une structure factice qui prenne les décisions pour tous les peuples de l’Oaxaca confortablement installée dans une quelconque officine ou un hôtel. Ce dont nous avons besoin, c’est de continuer à trouver des méthodes de participation qui garantissent une plus grande articulation. Il y a bien plus de choses qui nous unissent que de choses qui nous divisent. Si nous parvenons à renouer avec nos principes de départ (posés dans l’APPO) et si nous respectons les accords pour rester unis dans la diversité, il se peut que nous puissions passer à l’étape suivante, celle d’une lutte où nous serons plus forts et mieux organisés. Souvenons-nous de ce mot d’ordre collectif maintes fois répété : « Ce n’est pas un mouvement de dirigeants mais un mouvement de la base. »

Le seul résultat du débat pour exiger uniquement des changements dans les lois et une « démocratisation » des institutions est que l’on croit que la seule chose dont nous soyons capables c’est de faire changer les lois et qu’un groupe d’« éclairés » les fera appliquer. Dans les faits, les lois ne sont d’aucune utilité pour ceux d’en bas, pour les peuples humbles et simples, elles ne servent que les maîtres de l’argent. Pendant longtemps, nous avons été habitués à croire que le pouvoir ne résidait que dans les assemblées législatives. Nous pensons quant à nous qu’une telle croyance est une grave erreur causée par la passivité ou par la tromperie. Une vision superficielle de l’histoire nous a fait croire que tout le pouvoir revenait au peuple à travers les parlements. Pourtant, le pouvoir réside dans les personnes et est seulement délégué momentanément à ceux que les personnes élisent pour être leurs représentants.

Les arguments que nous exposons ne nous font pas nier l’importance de lois « parapluie » qui puissent contribuer à ce que les communautés et les colonias consolident leurs processus d’auto-organisation affaiblis, surtout dans les zones urbaines, à cause de l’atomisation propre à la vie citadine et d’un modèle de développement qui exclut le plus grand nombre au profit de quelques-uns. Il est sans conteste important que les citoyens poursuivent leurs actions pour obtenir la révocation d’un mandat, pour exiger un budget consensuel, un référendum, un plébiscite et toutes les propositions approuvées lors du Forum pour construire la démocratie et la gouvernabilité dans l’Oaxaca, auquel ont appelé la Section 22, l’APPO, les organisations civiles, les autorités des peuples indigènes et des particuliers, qui a eu lieu en août 2006, réunissant plus de mille personnes qui ont réfléchi aux changements absolument nécessaires dans l’Oaxaca.

De même, les propositions émises lors du Congrès constituant de l’APPO, en novembre 2006, ainsi que les résolutions des assemblées régionales tenues en 2007 dans le cadre du mouvement social nous semblent importantes. Signalons notamment les assemblées régionales comme celle de l’Isthme réalisée à Ixtepec et celle de Guelatao dans la Sierra Norte ou encore le Forum des autonomies de Tlahuitoltepec, dans la région Mixe et le Forum des peuples indigènes de l’Oaxaca.

La communalité comme résistance et comme libération

Aujourd’hui, le Conseil de l’APPO ne représente pas le mouvement social dans toute son étendue et toute sa diversité. Ce que d’aucuns ont appelé dispersion ne correspond en réalité qu’au fait que de nombreux espaces de lutte se sont réorganisés chez eux, au niveau local, et dans des territoires bien définis. Nous sommes au début d’une nouvelle étape dont personne ne peut prévoir les tenants et aboutissants. Dans les groupes de travail et dans les réunions plénières de la Troisième Assemblée oaxaquègne de l’APPO, qui a été la dernière en date et à laquelle n’a pas participé le « bloc électoral » (les partisans de la participation aux élections), l’APPO a été définie comme un mouvement de mouvements dont le principal organe de gouvernement est l’assemblée générale. Ses principales caractéristiques sont la « communalité » et la « pluriculturalité ». L’APPO, a-t-on affirmé, doit lutter à partir des bases du mouvement pour construire un pouvoir populaire. La lutte n’est donc pas uniquement une bataille pour abattre le gouverneur mais aussi une lutte pour semer les germes de l’autonomie et du pouvoir populaire partout dans notre État. Il ne s’agit là que de quelques-uns des accords auxquels on est parvenu lors de cette Troisième Assemblée. Même si cette assemblée ne s’est pas consolidée, il est essentiel que l’on y ait reconnu le caractère communaliste de ce mouvement, qui est manifestement très loin de se limiter à s’appeler APPO ou mouvement social. Ce qui est primordial aujourd’hui, c’est de réfléchir de la base et avec clarté aux changements que nous voulons.

Attendu qu’une emphase particulière est mise sur le principe de la communalité comme inspiration pour le renforcement de l’APPO et du mouvement social, il semble nécessaire de s’arrêter un instant à ce que l’on entend par communalité.

C’est Floriberto Díaz, un activiste et intellectuel indigène d’Oaxaca qui a proposé ce concept, en partant de sa propre expérience au sein des peuples indigènes, pour tenter d’exposer un mode de vie reposant sur la vie communautaire de ces peuples. Dans la première caractérisation qu’il en a fait, Floriberto envisageait que la communalité reposait sur quatre éléments constitutifs fondamentaux : le territoire communautaire (usage et défense de l’espace collectif), le travail communautaire (liens interfamiliaux par l’entraide et liens communautaires à travers le tequio, les travaux collectifs bénévoles au bénéfice de la communauté), le pouvoir communautaire (la participation à l’assemblée et l’exercice des différentes « charges » civiques et religieuses constituant le système de gouvernement) et les réjouissances communautaires (la participation aux fêtes et leur patronage).

Le caractère propre à l’organisation politique des communautés et des peuples indigènes repose précisément sur leur conception du pouvoir comme service dû au peuple et sur l’assemblée comme lieu et mode de prise de décision politique. Comme l’explique très bien Jaime Luna : « La signification du pouvoir dans une communauté indigène est très différente de ce que le pouvoir représente dans l’univers métis rural ou urbain. Dans nos communautés, le pouvoir est un service, c’est-à-dire l’exécution de lignes directrices données par l’assemblée, par la collectivité. Chez les autres, c’est l’exercice des décisions prises par une autorité qui a été élue par des mécanismes électoraux échappant en grande partie au contrôle de la société. Dans la communauté, une "autorité" est pratiquement un employé au service de tout le monde, un employé qui n’est pas rémunéré et à qui il n’est pas permis de concevoir ; et si un projet est tout de même conçu par cette autorité, il ne pourra être réalisé que s’il y a consultation préalable. Dans les sociétés rurales métisses ou urbaines au contraire, le pouvoir politique est l’inverse, c’est la possibilité d’exécuter ses propres idées, de satisfaire ses intérêts personnels, la consultation n’existe pas. » Jaime Luna ajoute également que « l’assemblée est la plus haute autorité dans la communauté et aussi bien des travailleurs des champs que des artisans et des professionnels y participent. Dans l’assemblée on travaille toujours par consensus, bien qu’il y ait de nombreux cas où, pour des raisons pratiques notamment, on ait recours à la majorité [le vote majoritaire]. L’élection des autorités ne répond à aucune intention partisane ou alignement sur un parti, elle repose entièrement sur le prestige, et ce dernier, sur le travail accompli ». Une conception du pouvoir qui entraîne donc que « la première chose sur laquelle nous butons, ce sont les partis politiques ».

Dès le départ, l’idée de la communalité a été liée à celle de l’autonomie, qui est l’exercice de l’autonomie et du pouvoir du peuple. C’est précisément la communalité qui constitue et permet de créer les conditions nécessaires au plein autogouvernement.

Benjamín Maldonado rapporte que l’idée de la communalité comme principe directeur de la vie indienne est né et s’est développé au sein de la discussion, de l’agitation et de la mobilisation, non pas comme une idéologie de combat mais comme une idéologie résultante et porteuse d’identité qui montre que la spécificité indienne est son être communautaire avec ses propres et très anciennes racines historiques et culturelles, à partir desquelles on cherche à orienter la vie des peuples en tant que peuples.

La communalité est un concept compris et repris par une grande partie des enseignants et des intellectuels indigènes de l’Oaxaca, de par leur vie dans les communautés qui sont en grande majorité des peuples indigènes, ainsi que par leurs exercices de systématisation afin d’expliquer leur réalité immédiate ; la communalité, dans le contexte actuel, n’est pas uniquement la reconnaissance du mode de vie de nos peuples indiens et de son influence à l’intérieur du mouvement, c’est aussi bien une disposition des actes critiques et collectifs contre l’arbitraire, contre l’intolérance et l’esprit de parti électoraliste qui cherche uniquement à reproduire le même schéma de domination que celui qu’on dû endurer nos peuples.

La proposition de la communalité peut se comprendre comme l’égalité des droits et des obligations de tous les membres d’une communauté pour participer aux décisions orientant le destin de la communauté, ainsi que pour jouir de ses biens et de ses produits.

Dans l’APPO, on admet qu’un tel principe est l’inspirateur de ce mouvement ; la difficulté que l’on a connue pour le mettre en pratique au sein du Conseil réside précisément dans le fait qu’il n’y existait pas de territoire concret défini d’application. La ville d’Oaxaca et les locaux où se réunissait le Conseil ne permettait pas que chacun des peuples, chacune des organisations et chacun des secteurs impliqués puissent décider par consensus les propositions à court, moyen et long terme. Cependant, dans l’étape actuelle, nombreux sont ceux qui s’inspirent de cette proposition. Il reste à voir ce qu’en diront les gens des colonias ou des espaces urbains.

La réorganisation du mouvement

Il est nécessaire de jeter un œil sur ce qui se prépare pour pouvoir envisager une partie du changement profond dont nous avons besoin dans l’Oaxaca et que nous appelons tous de nos vœux. Le plus réaliste et ce qui a le plus de probabilités d’aboutir, c’est de poursuivre la régénération d’un mouvement de contestation ancré dans la réalité oaxaquègne actuelle, en partant du fait que personne ne veut d’Ulises Ruíz Ortíz et de sa clique. D’autres éléments plus délicats peuvent aussi être rassembleurs en vue d’un mouvement plus vaste et plus uni, parce que les pressions qui s’exercent sur les colonias et sur les communautés sont très fortes et que les exigences de la vie quotidienne sont très intenses et très diversifiées. On remarque fréquemment que les initiatives effectuées pour organiser des mobilisations et pour présenter des revendications aux autorités ne correspondent pas réellement aux priorités ou aux besoins authentiques mais plutôt à des facteurs circonstanciels ; ce qui fait que plus ils répondent aux besoins urgents, plus ils négligent ce qui est vraiment important.

Il est nécessaire de réfléchir à nos prochaines actions, pour savoir si notre mouvement est purement idéologique ou si nous formons un mouvement qui possède un visage et un cœur, visage et cœur dont nous avons l’intuition qu’ils viennent du plus profond de notre manière de penser, de sentir et d’agir héritée de nos ancêtres, qui recherche le bien commun dans ce nous qu’est la communauté. Si tous et toutes nous parvenons à confirmer cette intuition, nous parviendrons à définir les chemins permettant de construire ces actions et à apprendre du passé, qui nous enseigne notamment que, faute d’avoir eu un projet clair de pays, de région, de quartier, de colonia ou de communauté, la Révolution n’est arrivée au pouvoir que pour le livrer à la bourgeoisie réformiste. C’est-à-dire qu’à l’époque personne n’a pris le temps nécessaire pour réfléchir sur les propositions qui attaquaient le problème à la racine afin de pouvoir aller au-delà de l’ordre établi, exemple du chaos qu’engendre le fait de ne pas avoir de programme de construction.

Beaucoup sont dérangés par le fait que de nouvelles barricades apparaissent. Non pas les barricades d’autodéfense mais celles d’espaces de prise de décisions des habitants des quartiers et colonias dans lesquels surgissent de nouvelles formes créatives et innovatrices d’auto-organisation. Nous pensons que c’est de là, de ces habitants et communautés, que surgira de nouveau l’énergie du changement et la force nécessaire pour une transformation profonde. Il faut lui en donner le temps, écouter et dialoguer dans tous les sens possibles et non pas uniquement là où règnent les idéologies, dont certaines sont totalement révolues.

Nous pensons que le mouvement social, les peuples, les colonias et les quartiers, dans chacun de leurs différents théâtres de lutte, dans leurs déclarations d’assemblées régionales ou leurs manifestes, construisent peu à peu le pouvoir du peuple qui permettra que nous nous gouvernions dans l’autonomie, de notre point de vue. Les chemins du pouvoir populaire et de l’autonomie s’entremêlent, mais ce sont les façons dont se construisent ces chemins qui ont provoqué nos différences. Pour nous, ce qui subsiste du Conseil de l’APPO n’avance pas à la même vitesse que celle des initiatives ou des actions que les gens continuent d’entreprendre. C’est ce qui explique que la confusion se soit emparée à l’extérieur de nos terrains communautaires et que l’on n’ait pas su montré clairement la richesse du processus par lequel passe ce mouvement, aussi pluriel et aussi varié que l’est la société elle-même.

En dépit de tous les problèmes qu’il connaît actuellement, nous aimerions insister sur le fait que le mouvement de l’Oaxaca reste vivant, même après la répression du 25 novembre ; répression qui a causé plus de vingt-cinq morts et jeté en prison plus de trois cents compañeros, sans compter les personnes disparues, l’acharnement policier et militaire et les prisonniers politiques toujours incarcérés. On a pu savoir qu’avant 2006 il y a avait plus de trente prisonniers politiques. Il est exact qu’à cause de tout cela les gens ne sortent plus autant dans la rue, mais il est tout aussi exact que les chemins de l’APPO et du mouvement social ne sont pas parvenus à se mettre d’accord dans la réorganisation du mouvement.

Avant 2006, Oaxaca comptait le plus grand nombre de radios communautaire du Mexique (plus de cinquante). Actuellement, il y en a plus encore installées dans les différents villages et communautés, tandis que les sites Internet qui montrent des actions ou des propositions du mouvement ont augmenté. De nombreuses colonias créent des boulangeries, des potagers biodynamiques, des ateliers pour les enfants où l’on invite d’autres collectifs ou individus. Bref, il ne manque pas d’initiatives et de projets. Mais la lutte aussi se poursuit et il est bon de savoir que des femmes ont crée de nouveaux espaces et qu’une Rencontre de femmes les voit se réunir dans les colonias, dans des collectifs et organisations. Un marché artistique et culturel a d’ailleurs été créé récemment pour contribuer à la réorganisation du mouvement et où l’on vend des légumes « bio », de l’artisanat et des produits de toute sorte. On n’oublie pas de continuer à exiger la libération des prisonniers politiques, tandis que les jeunes graffiteurs de différents collectifs se rassemblent et occupent les lieux publics pour s’y livrer à des activités artistiques et politiques qui favorisent les échanges et la diffusion de la lutte.

Il y a aussi la Rencontre des jeunes avec des organisations, des collectifs et des espaces de jeunes qui organisent actuellement des caravanes se rendant auprès des peuples et des communautés en résistance, pour y apprendre et échanger des idées sur la manière dont ces communautés résistent et sur la façon dont nous pourrions nous soutenir mutuellement. Ou encore différents lieux d’apprentissage qui créent des espaces de réflexion sur l’action concernant le mouvement, sur ce qu’est le capitalisme et sur la façon de trouver d’autres manières de vivre pour régénérer des milieux communautaires en ville.

Nous n’idéalisons pas. Ce que nous voulons dire, c’est que dans une manifestation, dans une marche, on ne peut pas prendre des décisions selon le principe de l’assemblée, et que jusqu’ici, il n’y a eu que des marches ou des meetings politiques qui ne permettent en rien que les gens puissent donner leur opinion sur ce qui se passe et prendre un engagement avec l’ensemble du mouvement. Cela ne signifie pas pour nous que seules les barricades ont reproduit et favorisé les assemblées. D’autres secteurs d’organisations civiles et d’autres espaces l’ont fait, comme le font les plus de dix mille assemblées qui existent dans l’Oaxaca et qui luttent pour leur devenir communautaire.

En ce moment, nous voyons au Mexique trois grands mouvements qui continueront à faire parler d’eux et à donner de quoi écouter : le mouvement citoyen à la tête duquel se trouve Andrés Manuel Lopez Obrador, l’Autre Campagne, lancée par les zapatistes, et l’APPO - ou, pour être plus exact, le mouvement social dans l’Oaxaca. En ce qui nous concerne, ce sont ces deux derniers, de par leur profondeur historique, qui se prolongeront dans le temps et qui constitueront sans aucun doute des références historiques de la lutte sociale au Mexique. Pour ceux qui ne connaîtraient l’Oaxaca que depuis l’apparition de l’APPO, il est nécessaire de se rappeler que notre État a toujours lutté. Une vieille femme participant à l’APPO déclarait devant les caméras : « Nous ne sommes plus disposés à résister cinq cents ans de plus, nous nous battons pour notre libération. » L’Oaxaca, par sa grande diversité au niveau régional, municipal et communautaire, a ses propres histoires de lutte à raconter.

Pendant ce temps, la répression continue. Couverte par le discours sécuritaire, la présence policière est toujours plus forte, et avec elle la délinquance comme aussi les assauts violents et les expulsions. L’intimidation des opposants et l’usage des prisonniers politiques comme otages du système continuent aussi. Pourtant, l’action coercitive de la police et de l’armée ne pourra pas briser la ferme volonté des gens de notre peuple. Du plus profond de notre héritage, nous avons appris à vaincre la peur. Nous avons appris à nous remettre de nos frayeurs.

Nous pensons que la lutte doit se faire au sein des peuples, des quartiers, des colonias et des communautés, et avec eux, en nous organisant au-delà du système et des partis politiques, dont le seul intérêt sera toujours de se hisser au pouvoir ou de le conserver. Nous pensons que les prétendues structures « démocratiques » sont précisément conçues dans le but d’empêcher que les changements profonds puissent avoir lieu, parce que seuls les peuples sont leurs représentants légitimes et seule une organisation politique qui émane de leur réalité plurielle et se fonde sur la liberté permettra la transformation profonde que nous voulons tous et toutes dans l’Oaxaca.

Silvia Gabriela Hernández (membre de Voix d’Oaxaca construisant l’autonomie et la liberté, VOCAL),
Kiado Cruz (animateur du site Oaxaca libre),
Rubén Valencia (collaborateur de VOCAL et de l’Université de la Terre à Oaxaca)

Ce bref article a été rédigé pour être publié dans la revue La Guillotina, sur le thème « Repenser la gauche au Mexique ».

Traduit par Ángel Caído.

 

[1] Colonias : il s’agit de quartiers, parfois vastes et souvent érigés sur des terrains occupés par les habitants eux-mêmes (appelés colonos, en référence aux colons qui défrichaient des terres). Ce ne sont pas des bidonvilles, même si les conditions y sont fréquemment difficiles, notamment parce que certains attendent des années avant d’avoir l’eau, l’électricité et autres équipements (écoles, etc.) ; c’est aussi dans de tels quartiers que surgissent des mairies autonomes (NdT).

[2] Commune (municipio dans l’original) : les communes mexicaines peuvent couvrir un territoire très vaste, administrant un grand nombre de subdivisions, communautés et localités. La municipalité ou mairie (ayuntamiento) est régie par un conseil municipal et placée sous l’autorité d’un « président municipal », l’équivalent d’un maire. L’autonomie indigène évoquée ici commence fréquemment par revendiquer l’affranchissement du découpage arbitraire et le remplacement des autorités « officielles » par les autorités soumises aux règles propres à chaque peuple (zapotèque, mixtèque, etc.), sur le modèle des chefferies indiennes, « l’autorité » étant au service de la communauté, sous peine de se voir destituée (NdT).

http://cspcl.ouvaton.org/article.php3?id_article=596

 
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