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L’autre Colombie, par Raul Zibechi Convertir en PDF Version imprimable Suggérer par mail
11-11-2008

"Quelque chose de nouveau est en train de mijoter dans ce pays", dit Alfredo Molano, journaliste et sociologue poursuivi par le régime uribiste -parce qu’il dit ce qu'il voit, et qu’il dit tout haut ce que pensent tout bas des millions de Colombiens auxquels les médias sont inaccessibles. Il ne le dit pas dans un local clos, mais à ciel ouvert dans le Forum de la Solidarité de Moravia, quartier pauvre de Medellín construit sur une énorme montagne de déchets que les déplacés dus aux guerres successives ont transformé en une trame urbaine, périphérique et solide, basée sur un réseau de solidarité impressionnant.

Ce qui est nouveau, c’est l'ampleur, l'extension et la profondeur de la protestation, et surtout la confluence d'acteurs qui sont en train d’acculer le gouvernement d'Álvaro Uribe. Les grèves les plus mises en évidence par les médias sont celles du secteur public pour les salaires, ou de la branche judiciaire qui a amené le gouvernement à décréter l'état de "commotion intérieure" (1). Ont suivi ensuite les fonctionnaires du Registre national de l’État-Civil (Registraduría (2), les enseignants, les camionneurs et autres employés publics qui voient leurs salaires décimés par l'augmentation incessante des prix. C’est, toutefois, la convergence d’en bas qui donne le plus d’insomnies à ceux qui sont au pouvoir...


Le secteur sucrier dans la Vallée du cauca, avec la localisation des raffineries (ingenios)

Le 15 septembre passé, dix mille coupeurs de cannes à sucre, travaillant au forfait et dans des conditions féodales, ont entamé une grève d’occupation dans huit raffineries de la Vallée du Cauca. Les coupeurs de canne à sucre, presque tous afro-colombiens, se lèvent à quatre heures du matin, travaillent de six heures à dix-sept heures sous un soleil sans pitié, et arrivent vers vingt heures chez eux, après avoir donné 5400 coups de machette et respiré la fumée du brûlage de canne et le glyphosate (3) utilisé dans les plantations. Ils gagnent un peu plus que le salaire minimal, payent de leur poche la sécurité sociale, les outils, les vêtements de travail et le transport jusqu'à la plantation. À la tombée du jour se devinent, au bord de la Panaméricaine de Cali à Popayán, de grandes silhouettes foncées, chancelantes comme des zombies après une journée de travail criminelle…

La grève des plus pauvres a surpris tout le monde, tant pour sa durée que pour l’appui massif des affiliés au syndicat Sinalcorteros. Pour le gouvernement et l'Association des Cultivateurs de Canne de Sucre, la grève est un problème, car elle a obligé à importer du sucre de l’Équateur et de la Bolivie, a paralysé la production d'éthanol, et a élevé le prix de l'essence –l’éthanol de leurs voitures sort des bras meurtris des coupeurs de canne. C'est sans doute pour cela que le ministre de la Protection Sociale -ironie de classe dirigeante- a dit au Parlement que la grève n'est pas un problème social mais une protestation de délinquants, et a accusé les coupeurs de canne d’être infiltrés par les FARC (4).

Les coupeurs de canne demandent à être embauchés directement par l'entreprise -parce que pour l’instant on les oblige à rentrer dans des coopératives qui sont des bourses du travail permettant de diminuer les salaires-; qu’on leur paie les journées perdues lors des arrêts de travail et des visites médicales -car les accidents de travail mettent, chaque année, deux cents coupeurs en incapacité. Ils exigent, en outre, qu'on élimine les bascules mobiles qui « penchent » plutôt en faveur du patron, qu'on enlève les machines qui accomplissent le travail de cent-cinquante coupeurs, et qu’on augmente leur salaire de trente pour cent.

En cette 516e année de résistance a commencé, le 12 octobre passé, la Minga (5) des Peuples qui reprend les décisions du premier -réalisé en septembre 2004- Congrès Itinérant des Peuples pour la Vie, la Joie, la Justice, la Liberté et l'Autonomie. De celui-ci est né le Mandat Indigène et Populaire qui prévoit le rejet du TLC -un traité "entre des patrons et contre les peuples"-; l’abrogation des réformes constitutionnelles soumettant les peuples à l'exclusion et à la mort; un « stop à la terreur du Plan Colombie (...) qui infeste nos territoires et y sème mort et déplacements »; la mise en application par l’État des accords suite au massacre du Nilo en 1991 -où ont été assassinés vingt Nasas (6)-; et la construction de l'Agenda des Peuples naissant du « partage et ressenti de la douleur des autres peuples et causes ».

La Minga, travail collectif dans le monde andin, a commencé au bord de la route Panaméricaine, où quelque 10 000 indigènes, surtout des Nasas regroupés au sein du Conseil régional indigène du Cauca (CRIC) et dans l'Association des Conseils Municipaux Indigènes du Nord du Cauca (ACIN), ont installé un territoire de Paix, de Communauté et Dialogue dans la commune La María Piendamó. Ils ont barré la route et furent brutalement attaqués par les forces armées, ce qui s’est soldé par deux morts et 90 blessés -la plupart par balles. La violence n'est pas parvenue à les déloger, mais ils se sont attiré l'appui de toute la « Colombie d’en bas ».

La négociation avec les autorités ayant échoué, la Minga s’est mise en marche vers Cali, la troisième ville du pays, où douze mille Indiens escortés par la garde indigène auxquels se sont joints les coupeurs de canne et autres travailleurs regroupés au sein de la CUT (7) arriveront le lundi 27 - après avoir parcouru cent kilomètres à travers la riche plaine couverte de plantations. Le plus marquant est que la Minga des Peuples est en train de se transformer en une articulation de ceux « d’en bas » sans appareil bureaucratique, rencontre « d’en bas » et dans la lutte, confluence de  multiples torrents qui commencent à creuser le lit d’une autre Colombie. Un de ceux-ci a été la journée nationale de grève appelée par la CUT le 23 octobre 2008.

Le cahier de doléances est impressionnant. Les seuls indigènes dénoncent que, durant les six années de gouvernement d'Uribe, 1243 Indiens des 100 ethnies existantes en Colombie ont été assassinés, et 54 000 autres expulsés de leurs territoires. Les derniers 15 jours ont déjà vu 19 assassinats. "Nous sommes tous des coupeurs de canne, nous sommes tous des indigènes", dit un communiqué de l’ACIN. La longue expérience du peuple nasa leur dit qu’"aucun secteur agissant seul ne peut faire face au programme d’exploitation et de soumission de ceux qui, au sein du régime, le mettent en oeuvre".

La Minga est la manière avec laquelle ceux « d’en bas » ont décidé "de convenir d’une parole et de la transformer en chemin". C'est à peine le premier pas. Mais c’est celui qui indique la voie à suivre et qui laisse des traces.

 


1- État de Commotion intérieure : « La Colombie a connu pendant les 50 dernières années différentes formes d’ « état d’urgence » octroyant, pendant de longues périodes, à l’armée de larges pouvoirs, favorisant ainsi des violations flagrantes des droits humains. En 1991, la nouvelle constitution remplaçait le concept d’ « état d’urgence » par celui de « commotion intérieure ». Il s’agit d’un mécanisme temporaire, qui reste sous la supervision des pouvoirs législatif et judiciaire. Il est initialement prévu pour 90 jours renouvelables, mais ne peut en aucun cas dépasser 270 jours. » (RISAL)

2- Registre National de l’Etat-Civil (Registraduría Nacional del Estado Civil) : institution décentralisée de l’État colombien chargée du registre civil national, ainsi que de la convocation y de l’organisation électorales sous le mandat et la supervision du Conseil National Électoral. (Wikipedia)

3- Le glyphosate (N-(phosphonométhyl)glycine, C3H8NO5P) est un désherbant total, c’est-à-dire un herbicide non-sélectif, autrefois produit sous brevet exclusivement par la société Monsanto à partir de 1974 sous la marque Roundup. Le brevet étant tombé dans le domaine public en 2000, d'autres sociétés produisent désormais du glyphosate. Le glyphosate est notamment utilisé par le gouvernement colombien, aidé par le gouvernement US  dans son Plan Colombie pour détruire les champs de coca produisant de la drogue qui finance des actions de groupes rebelles. Ces actions détruisent des milliers d'hectares de reliques de forêt tropicale, parfois classées réserves naturelles, comme la forêt du Putumayo, et des exploitations agricoles légales. Les populations de ces forêts craignent des impacts sur leur santé, comme dans le cas du Roundup pulvérisé en Palestine, ou, antérieurement, avec l'Agent Orange utilisé comme défoliant pendant la guerre du Viêt Nam. Les communautés amérindiennes sont parmi les premières touchées.(Wikipedia). Lire à ce sujet l’article de Jorge Aldao ici

4- FARC : Les Forces armées révolutionnaires de Colombie - Armée du peuple (en espagnol « Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia – Ejército del Pueblo »), généralement appelées FARC (l'acronyme exact est FARC-EP), sont la principale guérilla communiste colombienne impliquée dans le conflit armé colombien. (Wikipedia)

5- Minga : Une minga, également appelée « minka » (en langue quechua) ou « minca » ou encore « mingaco », est une tradition sud-américaine de travail collectif à des fins sociales. D'origine précolombienne, cette tradition met le travail commun au service d'une communauté, d'un village ou d'une famille, à des moments déterminés où un effort important est nécessaire : récoltes agricoles, constructions de bâtiments publics, déménagements, ... (Wikipedia)

6- Nasas ou Paez : peuple amérindien qui habite le département du Cauca dans la zone andine du sud-ouest de la Colombie (Wikipedia)

7- CUT : Central Unitaria de Trabajadores de Colombia (CUT-Centrale unitaire des travailleurs), confédération syndicale colombienne fondée en 1986, affiliée à la Confédération syndicale internationale et organisation fraternelle de l'Organisation régionale interaméricaine des travailleurs (Wikipedia)


 

Source : La Otra Colombia

Article original publié le 24/10/2008

Sur l’auteur

Thierry Pignolet est membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est libre de reproduction, à condition d'en respecter l’intégrité et d’en mentionner l’auteur, le traducteur, le réviseur et la source.

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