[Argentine] « Desde abajo » : quand les chômeurs en lutte construisent un monde nouveau…
30-07-2010

Mouvements de chômeurs, coupures de routes, manifestations, affrontements avec la police. Mais aussi expérience collective d’organisation, de vie, mise en place d’activités communes, sur des bases égalitaires (petite production autogérée, cantines populaires, ateliers d’éducation populaire, radio communautaire…). Lutte anticapitaliste mais aussi contre l’oppression de genre. Lutte au quotidien qui modifie ce même quotidien, qui créé de nouvelles formes de relations entre les membres ayant rejoints ces mouvements populaires… Mouvements de lutte, auto-organisés, qui modifient les conditions du possible, construisent de nouveaux horizons, permettent « d’imaginer construire des choses plus grandes [et] une vie différente » comme le dit une militante piquetera.

Les conséquences des politiques libérales menées en Argentine condamnent une partie de la population à une très grande précarité. Ici, la caméra va à la rencontre de ceux et celles qui dans ces quartiers dévastés tentent de rompre avec l’isolement induit par les politiques libérales et la société de consommation. Le film essaie de répondre à des questions de circonstance : Comment rompre avec les valeurs d’un système hégémonique et commencer à s’organiser sur d’autres bases ? Comment se construire un horizon, un futur quand tout est devenu sans espoir ? Ou plus globalement, comment construire quelque chose à partir de (presque) rien ?

"Desde Abajo" (depuis la base), documentaire de 45 minutes sur trois mouvement de chômeurs, membre de la FOB argentine (Fédération d’organisations de base), vient d’être terminé et est maintenant disponible. C’est le premier document sur ce sujet, d’autant plus intéressant qu’il s’attache à comprendre de l’intérieur, les raisons, les motifs, les dynamiques de construction de ces mouvements « desde abajo » et de l’éventail des sujets, des thèmes, qu’ils croisent et affrontent de manière transversale et concrète.

« On n’avait rien et on a réussi à construire des choses […] Quand on est pauvre, ce n’est pas facile de se projeter dans le futur. Le futur est quelque chose d’obscur. On pense que le mouvement [MTD] est aussi une autre possibilité parce que se réunir avec d’autres pour lutter fait qu’on peut commencer à imaginer construire des choses plus grandes. La lutte et le mouvement, c’est une manière de construire un horizon à nos vies. Et on peut commencer à penser ensemble le changement, sortir de chez soi, discuter avec d’autres personnes et commencer à imaginer une vie différente » (Natalia)

« On pense que l’éducation populaire est la construction collective du savoir. Car on considère que le savoir ne vient pas d’un prof ou d’un savant mais qu’il se construit ensemble. Il y a cette idée que tout le monde connaît quelque chose. Le savoir doit être quelque chose de dynamique et lié à la réalité. Il n’y a aucun livre qui dit comment doivent être les choses car la connaissance doit toujours être confrontée à la pratique [qui] elle-même nous enrichit. […] [Dans ce que l’on fait], « on essaie de mettre en place l’autogestion. Il arrive qu’une proposition soit excellente, mais si elle n’a rien à voir avec la réalité, alors elle n’a pas d’intérêt réel. On essaie de mettre en pratique des idées dans les limites et les possibilités qu’on peut avoir » (Anibal)

« On ne lutte pas seulement contre le système capitaliste, on se bat aussi contre l’oppression de genre. C’est une lutte à très long terme. On essaie de changer des petites choses. Ce n’est pas flagrant mais on voit les changements, y compris dans notre entourage. La difficulté, c’est de lutter contre un système extrêmement puissant tout en essayant de générer de nouvelles formes de relations. » (Carla)

Au-delà des particularismes de l’Argentine (notamment le poids d’une tradition du clientélisme des partis politiques, surtout des équipes péronistes, pour la distribution des aides sociales) ce documentaire a le mérite de poser des questions valides et pertinentes pour ici aussi. Ce documentaire contient en effet des éléments de contenu : lutte de chômeurs, lutte anticapitaliste, sociale, politique, mais, aussi combat quotidien contre l’oppression de genre, lutte à caractère global tout en restant concrète, intimement liée à la vie des personnes, lutte d’une “catégorie”, les chômeurs, qui devient progressivement un foyer de résistance territoriale tant cette identité sociale est devenue prégnante, voire hégémonique dans certains quartiers, luttes et mouvements auto-organisés générant un nouvel horizon pour ses membres, de nouvelles formes de relations, un nouveau possible, un nouvel imaginaire personnel et politique… Cette richesse thématique, il est possible de la lire comme un ensemble cohérent de propositions politiques méritant que l’on s’y attarde un peu ici, pour nous-mêmes, dans nos pays du Vieux Continent s’enfonçant dans une crise capitaliste aux effets les plus destructeurs sur nos propres vies et où chômage de masse, paupérisation grandissante et précarité pour tous sont annoncés au menu du nouveau régime de sujétion de la dette publique.

Les mouvements piqueteros, et singulièrement ceux de la FOB, nous rappellent que l’émancipation peut se construire ici et maintenant, qu’entre le réformisme bureaucratique, intégré et fonctionnel au système et l’attente du “grand soir”, il existe un temps et un espace qui est celui de la vie, de la résistance, de l’autonomie, de la rébellion, de la révolution. Merci à eux et à elles de nous le rappeler.

J.F. Le 22 juillet 2010

http://oclibertaire.free.fr/spip.php?article810