Brésil: rébellion ouvrière dans l’Amazonie |
20-04-2011 | |
Au mois de mars de cette année, a éclaté la plus grande protestation sociale depuis de nombreuses années au Brésil. Plus de 80 000 travailleurs de tout le pays ont paralysé les travaux du “progrès” : centrales hydroélectriques, usines thermiques et raffineries. La mèche de la protestation a pris dans la forêt amazonienne, à Jirau, et fut allumée par l’arbitraire, la violence et l’autoritarisme. Tout a commencé avec quelque chose de très petit, comme en Tunisie, semblable à la façon dont commencent les grands événements sociaux. Une bagarre entre un ouvrier et un chauffeur de bus, dans l’après-midi du 15 mars, dans le camp où des milliers de peones [manœuvres, hommes de peine], en provenance des coins les plus pauvres du Brésil, construisent un des plus grands barrages hydroélectriques du pays, un chantier gigantesque sur le rio Madeira qui coûtera 10 milliards de dollars. Peu de temps après la bagarre dans laquelle l’ouvrier a été battu, des centaines de travailleurs ont commencé à mettre le feu aux autobus qui les amènent depuis leurs baraquements jusqu’au chantier. Certaines sources parlent de 45 autobus et 15 véhicules brûlés, tandis que d’autres élèvent le nombre à 80 autobus incendiés en quelques minutes. Ont aussi brûlé les bureaux de l’entreprise de construction Camargo Correa [1], la moitié des chambres et au moins trois distributeurs automatiques de billets de banque. Environ 8.000 travailleurs sont entrés dans la jungle pour échapper à la violence. La police a été débordée et à peines a-t-elle pu protéger les dépôts d’explosifs utilisés pour détourner le cours de la rivière. Le calme est revenu juste lorsque le gouvernement de Dilma Rousseff a envoyé 600 soldats de la police militaire pour contrôler la situation. Mais les travailleurs, environ 20.000 à l’usine de Jirau, ne sont pas retournés au travail et sont repartis dans leurs lieux d’origine. Dans l’usine voisine de San Antonio, a commencé une grève des 17.000 travailleurs qui construisent une autre centrale sur le même rio Madeira, près de Porto Velho, la capitale de l’État de Rondônia. En à peine une semaine, une vague de grèves dans les grands travaux s’est propagée : Les barrages du rio Madeira Le rio Madeira est le principal affluent de l’Amazone. Il naît à la confluence des rios Beni et Mamoré, près de la ville de Vila Bela à la frontière entre le Brésil et la Bolivie, s’étend sur une longueur de 4 207 kilomètres, et fait partie des 20 rivières les plus longues et des 10 premières pour le débit au monde. Elle recueille les eaux de la cordillère andine du sud du Pérou et de la Bolivie et compte de grands dénivelés, ce qui en fait une source appropriée pour la production d’hydroélectricité. Le projet d’expansion du Brésil requiert beaucoup d’énergie et ses planificateurs font valoir que les rivières amazoniennes sont peu utilisées. Le “Complexe du rio Madeira” comprend la construction de quatre barrages hydroélectriques, dont deux ont déjà commencé, ceux de Jirau et de San Antonio dans la section brésilienne comprise entre la frontière et Porto Velho. L’usine de Jirau, située à 150 km de la capitale, produira 3.350 MW et celle de San Antonio 3.150 MW. Il s’agit de deux projets prioritaires dans le PAC qui vise l’interconnexion des systèmes isolés des États d’Acre (voisins de Rondônia) et Maranhao (dans le Nord atlantique) au réseau nationale de distribution électrique [2]. Selon plusieurs analystes, le pari est d’utiliser le potentiel hydroélectrique de l’Amazonie au profit des régions Centre et Sud, celles qui possèdent les plus grands parcs industriels, et de favoriser la consommation électrique des secteurs qui consomment l’énergie de manière intensive, comme l’exploitation minière, la métallurgie et les cimenteries. Cela permettrait également de soutenir le secteur agro-alimentaire, « principal stimulateur de la sortie du Brésil sur le Pacifique » [3]. Le Brésil connaît l’expansion du noyau historique du pays (situé dans la région de São Paulo et les États du Sud) vers le Nord, où se développent de grands projets hydroélectriques, construction de routes, expansion de l’élevage et de l’exploitation minière. Au début de 2007, Lula a lancé le PAC avec d’énormes investissements pour quatre années d’un montant total de 503 milliards de dollars, représentant à ce moment là 23% du PIB. En excluant le secteur du pétrole, les principaux investissements sont attribuables à la production et à la distribution de l’électricité avec 78 milliards de dollars. En 2010, il a lancé le PAC 2, avec trois fois plus de ressources, pour atteindre mille milliards de dollars. La production d’énergie électrique est l’un des investissements les plus importants. Le Brésil avait en 2009 une puissance de production installée de 106.000 MW, qui inclue la production hydroélectrique, thermique, éolienne et nucléaire. Le Plan National de l’Énergie 2030 prévoit d’atteindre 126.000 MW d’hydroélectricité, une croissance de 65% qui sera principalement concentrée dans le bassin de l’Amazonie et le Tocantins [5]. Pour doubler le potentiel des rivières de la forêt, comme le propose le plan “Brésil 2022”, il faut réaliser d’immenses travaux dans un temps très court. La construction de l’usine de Jirau a été autorisée en mai 2008 et le marché a été remporté par le consortium Energia Sustentável do Brasil [Energie durable du Brésil], comprenant Suez Energy, 50,1% ; Camargo Correa avec 9,9% ; Eletrosul avec 20% et la San Francisco Hydroelectric Company avec 20%. Son coût initial était de 5,5 milliards de dollars, financé par la BNDES, Banque nationale du développement. Dès le début, l’usine a été l’objet de plaintes. Elle menace les peuples indigènes vivant en isolement volontaire et l’Institut de l’Environnement (Ibama) a accordé l’autorisation en juillet 2007 en raison de pressions politiques, contre l’avis des ses experts. Le consortium a changé l’emplacement où le projet devait être construit pour le réaliser 9 kilomètres en aval afin de réduire les coûts, sans étude d’impact environnemental. En février 2009, l’Ibama a décidé d’arrêter les travaux pour utilisation d’une zone sans autorisation et a imposé une lourde amende [6]. Mais, en juin 2009 le permis environnemental définitif a été délivré au milieu des protestations et des manifestations des écologistes. Rébellion dans la jungle Pour les deux usines en construction, sont employés environ 40.000 travailleurs, 70% d’entre eux en provenance d’autres États. Uniquement à Jirau, 20.000 ouvriers travaillent, principalement des manœuvres mal payés (le salaire est de 1.000 reales, soit 410 euros). Ils arrivent aux chantiers, isolés dans la jungle, depuis des lieux éloignés du Nordeste, du Nord et même du Sud du Brésil, souvent abusés par les intermédiaires (appelés “chats”) qui leur promettent des salaires et des conditions de travail bien meilleurs qu’en réalité. Tous doivent payer les “chats” pour leurs “services”. Le premier problème qu’ils dénoncent est que la Camargo Correa, l’entreprise responsable de Jirau, ne paie pas les heures supplémentaires. Selon Sakamoto, les peones d’aujourd’hui ont un profil très différent de ceux qui travaillaient dans la construction dans les années 90. Maintenant, ils utilisent le téléphone portable et Internet, ils savent ce qui se passe dans le monde, ils sont fiers de bien s’habiller, ils exigent d’être traités avec respect et utilisent souvent le mot “dignité”. Ils n’aiment pas la précarité des installations et des dortoirs, souffrent de l’isolement de leurs familles, et la moindre maltraitance provoque des tensions. Silvio Areco, un ingénieur ayant de l’expérience dans les grands projets, a remarqué le changement : « Avant, celui qui commandait dans un chantier était presque un colonel, il avait de l’autorité. Maintenant, cela ne fonctionne plus, un manœuvre a une plus grande autonomie » [10]. Mais les problèmes ne se limitent pas aux chantiers. Le pasteur de Jaci-Paraná, une ville proche de Jirau, Aluízio Vidal, président du PSOL (Parti socialisme et liberté) de Rondônia, a dénoncé une augmentation de la criminalité et de la prostitution. Entre 2008 et 2010, la population de Porto Velho a augmenté de 12% (elle compte un demi-million d’habitants), mais dans le même temps, les homicides ont augmenté de 44% et, selon le juge pour enfants, les abus sur mineurs ont augmenté de 76% au cours de ces deux années [12]. Á tout cela, il faudrait ajouter que, dans les grands projets du PAC, les morts au travail dépassent la moyenne. La construction civile brésilienne a un taux de décès de 23,8 pour cent mille employés, et les grands travaux de la PAC de 19,7. Aux Etats-Unis, ce taux est de 10 pour cent mille, en Espagne de 10,6 et au Canada de 8,7. Ce chiffre est trop élevé bien que les grandes entreprises de la constructions « disposent d’assez de technologie pour protéger les travailleurs » [15]. De son côté, le MAB dénonce des journées de travail atteignant 12 heures et une situation d’épidémie dans les chantiers. La rébellion a attaqué les symboles du pouvoir. « Les témoignages sur les attaques ont révélé que les hommes qui sont venus pour détruire les logements ont mis d’abord le feu à ceux des responsables et des ingénieurs » [17]. Les syndicats, les entreprises et le gouvernement Les travailleurs de la construction civile sont passés de 1,8 millions en 2006 à 2.800.000 en 2010. Le taux de chômage dans le secteur est à peine de 2,3%. Les syndicats font valoir que lorsque les travaux d’infrastructure atteindront leur maximum, en incluant ceux de la Coupe du Monde 2014 et des Jeux olympiques de 2016, pour le seul secteur du PAC, ils seront un million de travailleurs. C’est quelque chose qui déborde à la fois les employeurs et les syndicalistes. Cette culture partagée entre les employeurs et les syndicats, qui vise à rediriger la protestation sociale dans des canaux institutionnels ou l’étouffer par la présence massive de la police militaire (le gouvernement a envoyé 600 policiers militaires), ne comprend pas que cette rébellion n’est pas seulement ni principalement pour le salaire. Des groupes comme le MAB, les Indiens et les Pastorales, en ont fait une lecture différente. « La révolte est un reflet de l’autoritarisme et des profits par l’accumulation de richesses à travers l’exploitation de la nature et des travailleurs », déclare un communiqué du MAB [21]. Le 5 avril à San Antonio, les travailleurs sont retournés au travail après 10 jours de grève par un vote dans les assemblées d’un accord entre la CUT et la société Odebrecht qui offre une anticipation de l’augmentation des salaire de 5% dans l’attente d’une négociation finale, une augmentation du panier alimentaire de base de 110 à 132 réels et cinq jours de congé tous les trimestres pour rendre visite aux familles avec un droit de voyage aérien [23]. Les travaux de Jirau sont toujours paralysés après 20 jours dans l’attente de négociations avec la Camargo Correa. Le mouvement qui défend les personnes affectées par les barrages (MAB) résiste depuis 20 ans à ce qu’il considère comme une spoliation et une destruction. Leur slogan est « L’eau et l’énergie ne sont pas des marchandises ». La révolte de Jirau est une réponse des plus pauvres, les hommes de peine du Brésil, au projet ambitieux de modernisation et d’approfondissement du capitalisme. Gilberto Cervinski, du MAB, résume le problème : « Construire les usines du rio Madeira, c’est ouvrir l’Amazonie à des dizaines d’autres centrales hydroélectriques, sans même discuter de ce que nous pensons être la question fondamentale : de l’énergie pour quoi faire ? Et pour qui ? » [25]. Raúl Zibechi Le 12 avril 2011 [ Traduction : XYZ pour le site OCLibertaire. Reproduction vivement encouragée ] *****************************Note additionnelle de la traduction• Ce réveil social déborde même au-delà des entreprises impliquées dans le programme de grands travaux. Le 24 mars, les travailleurs d’une usine de São Domingos, située dans l’État du Mato Grosso do Sul, révoltés par les conditions de travail déplorables se sont lancés dans un mouvement de protestation après qu’un travailleur ait été agressé par agent de sécurité. Le Brésil, pays dit émergent, fonce dans une course effrénée dans développement capitaliste à grande échelle avec à sa tête un gouvernement de gauche qui s’en porte garant à tous les niveaux Mais cela ne marche pas toujours heureusement, ces mouvements sociaux de mars 2011 marquent peut-être le début d’une rupture avec la décennie écoulée de relative paix sociale. La folie Belo Monte Au mois de mars, malgré des mois de manifestations et de contestations, les premiers travaux du mégaprojet de Belo Monte ont commencé. Mais rien n’est joué. Les communautés indiennes sont particulièrement déterminées à ne pas se laisser imposer ce projet d’autant que derrière, il y a d’autres enjeux. Le gouvernement brésilien est actuellement en train de discuter un projet de loi qui permettrait l’exploitation minière sur les terres indiennes. Pour mémoire, le projet de méga-barrage de Belo Monte, c’est la déforestation à grande échelle, c’est au bas mot 160.000 hectares inondés (le quart d’un département français), environ 30.000 personnes (des populations indiennes appartenant à plusieurs ethnies) déplacées et arrachées d’un environnement vital qu’elles connaissent intimement et dont elles maîtrisent parfaitement les éléments “relationnels” économiques et symboliques qu’elles y ont établis et qui leur permettent de vivre, c’est aussi la réduction du stock de poissons dont les Indiens, tels que les Kayapó, les Arara, les Juruna, les Araweté, les Xikrin, les Asurini et les Parakanã, dépendent étroitement pour leur survie. Paroles en l’air ? Peut-être mais pas sûr : les porte-parole des communautés, généralement, ne parlent pas pour ne rien dire. En tous cas, même si d’autres permis de construire doivent encore être délivrés pour la totalité du projet, tout semble indiquer que le temps de la confrontation approche. Le 15 avril 2011 P.-S.Raúl Zibechi est analyste international pour l’hebdomadaire Brecha de Montevideo, enseignant et chercheur sur les mouvements sociaux à la Multiversidad Franciscana de América Latina. Il est aussi conseiller auprès de plusieurs groupes sociaux. Il écrit chaque mois pour le Programme des Amériques (www.cipamericas.org /es). Á plusieurs reprises, nous avons publiés certains de ses articles sur ce site.
Ressources
Notes[1] C’est l’une des grandes entreprises de construction du Brésil, elle emploie 60 000 personnes et construit une partie des infrastructures en Amérique du Sud. [2] Efraín Hernández León, op cit p. 137 [3] Ibid, p. 138 [4] Agence Nationale de l’Énergie Électrique (ANEEL), Atlas de energia elétrica do Brasil, Brasilia, 2008, p. 57 [5] Idem [6] Folha de São Paulo, 19 février 2009 [7] O Globo, 13 mars 2009 [8] Entretien avec Maria Ozánia da Silva, IHU Online, 14 mars 2011 [9] “A luta por respeito e dignidade”, Leonardo Sakamoto, dans http://blogdosakamoto.uol.com.br/ [10] Folha de São Paulo, 20 mars 2011 [11] Leonardo Sakamoto, ibid [12] “A rebeliao de Jirau”, IHU Online, op cit. [13] L’Alliance est composée de : Aliança Tapajós Vivo ; Movimento Xingu Vivo Para Sempre ; Movimento Rio Madeira Vivo ; Movimento Teles Pires Vivo para Sempre [14] “O conflito en Jiarau e apenas o incio do filme”, IHU Online, 24 mars 2011 [15] O Globo, “Mortes em obras do PAC estao acima dos padroes” [“Les décès dans les chantiers du PAC sont au dessus des normes”], 26 mars 2011 [16] Note du MAB, 18 mars 2011 sur www.mabnacional.org.br [17] O Estado de São Paulo, 19 mars 2011 [18] O Estado de São Paulo, 18 mars 2011 [19] “Dilma quer saída para greves em obras do PAC” [Dilma veut une issue pour les grèves dans les chantier du PAC], Jornal Valor, 24 mars 2011 [20] ”A rebeliao de Jirau”, op cit [21] MAB, 17 mars 2011 [22] "Depois da Hora certa", Folha de São Paulo, 20 mars 2011 [23] CUT, le 4 avril 2011 dans http://www.cut.org.br/destaques/205... [24] IHU Online, 28 mars 2011 [25] Idem |