Révolution démocratique en Bolivie - Le premier président indigène américain
21-02-2006

Evo Morales est entré dans l’histoire le 18 décembre dernier. Avec 53,7 % des votes -et 25 points de différence sur l’ex président conservateur Jorge "Tuto" quiroga- le candidat du Mouvement au Socialisme (MAS) a obtenu le triomphe le plus résonant des 30 dernières années de l’histoire bolivienne [1]. La Bolivie rejoint ainsi les pays sud-américains immergés dans des profondes transformations politiques.

Le résultat obtenu par le MAS n’a pas seulement représenté un coup dur pour une droite qui se postulait comme mur de contention face à l’émergence indigène-populaire, mais aussi pour un conglomérat de puissants médias de communication qui ont joué leurs cartes pour éviter un triomphe de la gauche [2] et pour des instituts de sondage qui, comme en occasions antérieures, continuent à ne pas enregistrer le pouls de la Bolivie profonde. Malgré les avancées opérées depuis la Révolution Nationale de 1952 et de la reconnaissance constitutionnelle de la Bolivie comme un pays "pluri-ethnique et multi-culturel" dans les années 90, celui ci reste soumis à une sorte d’ apartheid, dans lequel le caractère ethnique continue de limiter ou de faciliter l’ascension et la reconnaissance sociales.

Berger de lamas ("llamero"), joueur de trompette, footballeur et cultivateur de coca, ami de Hugo Chavez et de Fidel castro, résisté par le gouvernement des Etats-Unis, qui le considère comme un "agitateur de la coca illégale", Evo Morales a réussi à exprimer la cohésion de la demande de changement qui traverse de manière transversale la société bolivienne fatiguée du dogme néolibéral appliqué depuis 1985 et des pactes politiques qui garantissaient la survivance au pouvoir d’un ensemble discrédité de partis qui dans le dernier quart de siècle a vidé de contenu la démocratie reconquise en 1982 et a transformé l’armature institutionnelle du pays en une courroie de transmission de mandats externes. D’un autre côté, la droite de Pouvoir Démocratique Social (Podemos, de Quiroga) a du affronter le rejet social de la conformation de ses listes -qui furent le réceptacle d’une infinité de "transfuges" qui ont trouvé en Podemos un refuge face à la pulvérisation de leurs partis [3]- et à la "sale guerre" livrée contre la gauche, qui parlait de perte de marchés externe et d’expansion du trafic de stupéfiants si Evo Morales devenait président, et allait jusqu’à accuser le candidat du MAS de ne pas payer la pension alimentaire de ses enfants. Vu la polarisation gauche-droite en termes de "changement contre continuité", la relation de forces électorales a commencé à favoriser le MAS, qui a escaladé la côte électorale en respirant l’air que perdait la droite conservatrice.

Accumulation politique

"Les récentes élections en Bolivie ont été une confirmation politique, légale, démocratique, constitutionnelle, institutionnelle -et tous les autres adjectifs de la science politique que l’on veut- d’une violente et persistante lame de fonds contre la domination néolibérale dans un Etat raciste de matrice coloniale comme l’a été depuis toujours le bolivien", a écrit Adolfo Gilly [4] en mode de bilan d’une victoire qui ne peut pas s’expliquer sans prendre en compte le cycle d’accumulation politique du mouvement populaire bolivien dans le dernier quinquennat, depuis la "guerre de l’eau" à Cochabamba (avril 2000), en passant par les soulèvements sociaux de février et octobre 2003 et mai-juin 2005, qui ont provoqué la chute de deux présidents : Gonzalo Sanchez de Lozada et Carlos Mesa.

Dans le cadre de ce cycle encore inachevé de contestation populaire ont muri des idées-force "anti-néolibérales", dont le noyau dur est la demande de nationalisation des hydrocarbures et des ressources naturelles, et la convocation d’une Assemblée Constituante qui "refonde la pays". Et, avec cela, la revendication de reconstruction d’un Etat pulvérisé par les recettes "ortodoxes" que les technocrates de Washington ne se dérangeaient même pas de traduire en castillan.

Le MAS arrive au Palais sous l’influence des mouvements sociaux qui lui ont donné vie. Morales a déjà anticipé, lors d’une réunion à Quillacollo, Cochabamba, le 21 décembre dernier, que le sien "sera un gouvernement des mouvements sociaux" et que "non seulement il faut inviter les Présidents étrangers (à la transmission de mandat de ce 22 janvier), mais aussi les organisations populaires d’Amérique Latine, qui nous donneront la force pour freiner l’orgueil de l’Empire".

La transversalité ethnique, classiste et régionale de la demande de changement s’est exprimée avec éclat dans la nouvelle géographie électorale bolivienne cristallisée le 18 décembre. Une des surprises a été le pourcentage élevé obtenu par le MAS à Santa Cruz de la Sierra, embarquée dans une "guerre de position" autonomiste menée par les élites locales à travers du Comité Civique Pro Santa Cruz (CCPSC) [5] : le scrutin final lui octroie un résultat de 33,2 %, qui se traduit par un sénateur, avec des résultats similaires dans le departement de Tarija, à la frontière de l’Argentine et dans lequel se respire aussi une odeur de gaz et de pétrole en rien étrangère à l’offensive autonomiste. Ces résultats -impensables y compris pour les plus optimistes- mettent en question la représentativité du discours des oliquarchies régionalistes, basé sur la supposée existence de "deux Bolivie" : une andine, "chaotique et conflictive", et une autre, "moderne et productive". Une récente étude du Programme d’Investigations Stratégiques de Bolivie (PIEB) [6] se plonge dans la construction de l’identité cruceña irradiée par le CCPSC, de laquelle est exclue une grande partie de la population -parmi elle, les indigènes des basses terres- qui a été efficacement interpellée par le discours "populaire" du MAS et qui explique les motivations de cet alluvion de votes obtenu par un "ennemi de Santa Cruz", comme la droite locale définit Evo Morales. "Maintenant, la Bolivie n’est plus polarisée entre régions. Ce mandat de changement est présent dans tout le pays, de l’Orient à l’Occident, dans les villes et les zones rurales, entre métis et indigènes, entre entrepreneurs et travailleurs (...) c’est la Nation qui s’est levée (...) C’est seulement lors d’étapes révolutionnaires que s’obtiennent de semblables résultats. Les tentatives de diviser artificiellement le pays ont été dépassées", a analysé le vice-président élu, Alvaro Garcia Linera devant un triomphe qu’il a reconnu "ne pas avoir imaginé".

A ces données, un tremblement de terre politique dans le pays, s’ajoutent des résultats en forme de plébiscite comme le 66,6 % obtenu dans le département de La Paz (face au 18,1 % de Podemos), transformé en place forte du MAS. Le "tsunami bleu" dans ce département a atteint une telle magnitude que Evo Morales est arrivé en tête dans toutes les circonscriptions du siège du gouvernement, rendant même possible que Guillermo Beckar, candidat au poste de député pour la résidentielle zone sud de La Paz, l’emporte [7]. Les motivations ont été diverses : de la demande de changement à un raisonnement curieux : "si gagne un ’bloqueur’ peut être se terminent les blocages (de routes)".

Dans les zones "dures" de l’Altiplano du département de La Paz, comme les bords du Lac Titicaca, Evo Morales a envahi avec succès les ex-forteresses du ’caudillo’ aymara Felipe Quispe (le MAS a gagné avec 55 % contre 29,5 % du Mouvement Indigène Pachakuti (MIP) dans la combative localité de Achacachi, siège de la rébellion indigène de 2000-2001) et dans le berceau du MAS, le Chapare, le vote ’cocalero’ a été pratiquement unanime, dépassant dans certaines circonscriptions le 90 %.

De la coca au palais

Sitôt connus les premiers résultats électoraux du 18 décembre dernier, tandis que la nuit s’abattait sur la ville de La Paz, la perplexité gagnait la bataille à la joie et la tristesse des vainqueurs et des vaincus. Il n’y a pas eu de festivités populaires massives, qui ont été réservés pour la prise de fonctions du premier Président indigène de l’histoire bolivienne. "Les indigènes festoient quand les promesses se concrétisent, pas au moment de la victoire", a dit Morales. Mais il est clair qu’un paysan cocalero et un ex-guérillero [8] ont été les protagonistes de la "révolution dans les urnes", qui a augmenté les méfiances du Département d’Etat (des Etats-Unis) sur la possible incorporation de la Bolivie à l’axe La Havane-Caracas [9]. Le chargé des affaires vénézuélien (et ambassadeur en fonction), Azael Valero, a été relevé de son poste, avant les élections, pour avoir dit devant les médias que "Si Evo Morales est anti-impérialiste, alors vive Evo Morales". Des déclarations qui, malgré la rapide réaction de Jorge Quiroga -qui a encouragé une marche de répudiation à l’ambassade du Vénézuéla- ont été loin d’apporter de l’eau au moulin de la droite, comme avaient joué en faveur du MAS, lors des élections de 2002, les menaces de l’ambassadeur étasunien Manuel Rocha, que le Département d’Etat n’avait pas considéré nécessaire de remplacer à cette occasion.

Né en 1995 lors d’un congrès paysan à Santa Cruz de la Sierra, l’Instrument Politique pour la Souveraineté des Peuples (IPSP), qui ensuite utilisera comme sigle électoral celui du MAS (une vieille scission de Phalange Socialiste de Bolivie, qui a viré vers la gauche), propose une nouvelle forme d’articulation du social et du politique. Depuis son noyau dur dans la région tropical du Chapare -sujette à éradication de ses cultures de coca en vertu de la Loi 1008 [10]- la gauche paysanne émergente, en parallèle à la crise du mouvement ouvrier des mines, est parvenu à articuler un ensemble de demandes populaires contre les politiques néolibérales et la soumission du pays aux diktats de Washington. Pour cela, elle a partiellement mit de côté le vieux discours nationaliste des années 50 qui divisait le pays entre la nation et l’anti-nation, et lui a incorporé la dénonciation du "colonialisme interne" développé par le Mouvement Katariste dans les années 70. Comme le signale le sociologue aymara Felix Patzi, "le MAS n’est pas un parti qui s’est inséré dans le mouvement social pour s’articuler avec lui (comme c’était le cas avec la "vieille gauche"), mais un mouvement politique surgi des propres organisations syndicales paysannes".

"Le MAS, qui en 1997 a remporté 3 % des votes (dont la députation de Evo Morales), a augmenté 17 fois son résultat en moins de 10 ans. Dans le passé, ce parti a effectué un saut formidable au plan local, le nombre de municipalités qu’il gouvernait est passé en décembre 2004 de 6 à 90 (sur les 327 que compte le pays. Aujourd’hui, il complète son cycle de croissance en voyant Evo Morales se convertir en candidat présidentiel le mieux voté depuis 1966" [11].

La gauche au pouvoir

C’est un lieu commun de comparer ce retour de la gauche au pouvoir avec son plus immédiat antécédent, l’Unité Démocratique Populaire (UDP) (1982-1985), expulsée du pouvoir par le sabotage de la droite patronale (hyperinflation) et les pressions de la gauche radicale incarnée par la Centrale Ouvrière Bolivienne (COB). Mais le contexte semble présenter plus de différences que de similitudes avec celui des années 80. Deux d’entre elles : le 22 janvier prochain, la gauche indigène prendra en charge une économie qui, malgré ses limitations structurelles, présente une série d’indicateurs macro-économiques favorables, éloignés des "déséquilibres" des années 80 : déficit fiscal de 3,5 % (face au 9,2 % de 2001) ; une inflation annuelle de 5 %, une croissance économique modeste mais positive de 3,9 %, chiffres qui s’ajoutent à l’annulation de la dette avec le Fonds Monétaire International (FMI) (222 millions de dollars). La dette sociale réside dans la pauvreté (67 % de la population), le chômage (8,7 %) et l’inégale distribution des richesses (le 10 % le plus riche en accapare 32 % et le 10 % le plus pauvre en capte seulement 1,3 %).

D’un autre côté, à la différence de Hernan Siles Suazo, Evo Morales n’a pas en face de lui une COB avec un potentiel de mobilisation capable de mettre son veto aux politiques publiques mais une organisation dans laquelle les souvenirs des antérieures gestes héroïques pèsent plus que sa réalité actuelle affaiblie. A cela s’ajoute la biographie de "lutteur social" de Evo Morales, qui fait qu’il est perçu comme "un des notres" par les secteurs indigènes populaires, ce qui n’avait jamais été le cas avec la gauche créole postérieure à la révolution nationaliste de 1952. A la légitimité sociale du prochain gouvernement s’ajoute un parapluie de légitimité politique dérivée du plébiscite du triomphe électoral, qui s’exprimera partiellement sur le plan des institutions : tandis que le MAS comptera avec une claire majorité à l’Assemblée Législative, au Sénat il aura 12 sièges contre 13 de Podemos, 1 du MNR et un autre de Unité National (UN) de Samuel Doria Medina. Quiroga a déjà réclamé la présidence de la Chambre pour son parti, ce qui sera résisté par le MAS.

La "nouvelle Bolivie" que vise Evo Morales devra se mettre en marche lors de la prochaine Assemblée Constituante, convoquée pour juillet 2006 et réceptacle des rêves populaires de transformation radical du pays et des cauchemars de la bourgeoisie bolivienne, qui craint que cette instance "de refondation" soit le scénario d’une "revanche indigène" qui mette en danger ses intérêts fondamentaux, comme la propriété de la terre. Quelques-uns parlent d’une Constitution "chaviste" qui projète la victoire électorale de la gauche vers une révolution de plus grandes portées. Garcia Linera essaie de faire disparaître ces méfiances en signalant que le nouveau gouvernement impulsera "une sortie négociée, dans laquelle les intérêts des vaincus seront, en partie, reconnus par les victorieux".

Propriété des hydrocarbures

Deux défis marqueront, dès les premiers jours, l’agenda politique du nouveau gouvernement :

1) Celui de la culture de la coca qui, suivant les propres mots de Evo Morales, "a accouché de l’instrument politique de libération" et qui, dans le même temps, est une des sources d’inquiétude de Washington. "Il n’y aura pas de coca zéro ; nous rationaliseront les cultures pour approvisionner la demande locale. Nous ne permettrons pas non plus que les Etats-Unis continue de diriger nos forces armées et notre police", a prévenu Evo Morales lors d’une rencontre avec la presse le 18 décembre dernier, qui s’est terminée avec la traditionnelle interpellation cocalera : "Causachun coca, Wañuchun yanquis" (vive la coca, dehors les yanquis).

2) La question pétrolière, qui a provoqué la chute de deux présidents depuis 2002. Morales a signalé qu’il n’y aura pas d’expropriations mais que les transnationales seront sociétaires et non maîtresses des ressources énergétiques, et que se sera l’Etat qui contrôlera leurs gestion, y compris les exportations : "Ce ne sera plus un négoce entre Repsol Bolivie et Repsol Argentine, ce sera une relation entre Etats", a spécifié le nouveau Président élu. Pour mettre en application le contrôle "effectif" de l’Etat, le MAS devra parvenir à la signature de nouveaux contrats d’exploration et d’exploitation en accord avec la loi des hydrocarbures approuvée en mai 2005, que les entreprises ont qualifié de "confiscation". Dans plusieurs déclarations à la presse, le porte-parole de la Chambre Bolivienne des Hydrocarbures (CBH), Carlos Alberto Lopez, a signalé que les investissements ont été freinés et que beaucoup de compagnies pétrolières auront recours à des tribunaux internationaux face à la "violation de la sécurité juridique". Le MAS répond que les contrats sont "nuls de plein droit, vu qu’ils n’ont pas été visés par le Parlement, comme l’établissent les lois en vigueur". Pour le moment, les transnationales attendent que le cadre politique s’éclaircisse et que la nouvelle légitimité publique se traduise en mesures concrètes. "La relation avec les compagnies pétrolières va être un des thèmes fondamentaux dès le premier jour du gouvernement. La lutte pour la récupération de la propriété des hydrocarbures est le produit du mouvement social qui a eu lieu dans le pays. Ceux qui ont voté pour le MAS ont voté pour la récupération immédiate de la propriété des hydrocarbures", a dit le référent économique de ce parti et probable futur ministre, Carlos Villegas [12].

Avec un groupe de techniciens provenant des classes moyennes urbaines, le MAS tentera de suppléer le manque de cadre, produit de la forme d’organisation sui generis de la nouvelle gauche bolivienne, surgie des "écoles" du syndicalisme paysan. La relation entre le MAS et les intellectuels a été depuis le début sinueuse et plus proche de la figure de l’assesseur que de celle de l’"intellectuel organique", en absence de structures institutionnelles qui permettent une forme d’articulation des "techniciens" avec les mouvements sociaux, tâche qui retombe sur le leadership du propre Evo Morales. L’élaboration du programme de gouvernement du MAS a reflété, dans une grande mesure, les difficultés pour résoudre la complexe équation entre capacités techniques et engagement politique. Plus qu’un boycott frontal de l’administration Morales, il est plus plausible d’attendre (à la lumière d’une rapide "sociologie" des élites boliviennes, dans un pays avec un rachitique secteur économique privé) que les vieux cadres d’Etat -dont nombreux sont ceux auxquels le MAS devra avoir recours en raison de son manque de propres cadres- se postulent pour rester à leurs postes ou y accéder, recyclés aux nouveaux airs nationalistes qui soufflent dans le pays. Et on attend une sorte de co-gouvernement -non exempt de difficultés futures- entre le MAS et les mouvements sociaux, quelques-uns avec des visions corporatives et d’autres plus nationales ("nous ne pouvons pas réaliser de blocages de routes contre notre propre gouvernement", a-t-on entendu parmi des dirigeants paysans).

L’échec électoral des "radicaux" (comme Felipe Quispe, dont le résultat fut inférieur à 3 % ; ou Jaime Solares, leader de la COB qui n’a même pas réussi à concrétiser sa candidature), octroie une nouvelle marge d’action pour le nouveau Président. Des secteurs comme la stratégiques Fédération des Assemblées de quartier (Fejuve) de El Alto -invitée par le MAS à faire parties des commissions de transition- ou la Centrale Ouvrière Régionale (COR) de cette même ville, ont déjà anticipé leur disposition à contribuer au processus de changement qu’incarne le MAS.

Sans une importante opposition à gauche, il reste une droite politique affaiblie (mais non vaincue) par le revers des urnes qui s’affrontera à un gouvernement renforcé par ces mêmes urnes dans une dimension inconnue dans l’histoire bolivienne récente. Et une droite régionaliste (fondamentalement de Santa Cruz) qui a prouvé que son hégémonie était plus poreuse qu’elle le semblait.

Pacte de gouvernabilité

Il est encore plus incertain de savoir si les préfectures, le MAS n’en a obtenu que trois sur neuf (Oruro, Potosi et Chuquisaca), se transformeront en terrain propice pour la "résurrection" d’une droite expulsée du pouvoir national, ou si les intérêts personnels des préfets élus les conduiront à se repositionner pour s’approcher de manière pragmatique au nouveau pouvoir qui pourrait faciliter leur gestion locale et qui a déjà appelé à un "pacte de gouvernabilité". Le préfet du département de La Paz et ancien maire de El Alto, Jose Luis Paredes, allié de Quiroga, avait exprimé, y compris avant les élections, sa disposition à "travailler avec Evo Morales".

Il est certain que, après un long "match nul catastrophique" entre forces indigènes-populaires et forces conservatrices, il se visualise une nouvelle hégémonie en la résurgence de la gauche après quasiment deux décennies d’hégémonie néolibérales, dont la durée dépendra de la forme dont le MAS gère le capital politique qui se trouve entre ses mains.

Les commissions économiques, politiques et sociales ont commencé à agir comme un "cabinet dans l’ombre" visant à garantir la transition vers la nouvelle administration qui, suivant les mots de Garcia Linera, se propose "un changement non pour trois mois ou cinq ans mais pour le prochain demi-siècle". Le gouvernement du MAS commencera par démonter l’architecture légal du néolibéralisme : annulation de la libre embauche de travailleurs dans des entreprises publiques et privées et de la libre importation de marchandises. Comme l’a déjà exprimé le nouveau vice-président, la Bolivie n’est pas aux portes du socialisme mais d’un projet qui se propose de reconstruire l’Etat et de renforcer un "capitalisme andin" qui permette d’intégrer les plates-formes traditionnelles et modernes du système économico-productif bolivien. Les prochains mois détermineront la profondeur de cette révolution démocratique initiée il y a déjà cinq ans et qui dimanche prochain a effectué un pas de plus... mais un pas extraordinaire.

NOTES:

[1] Parmi les meilleurs résultats, l’Union Démocratique Populaire (UDP), de gauche, qui a remporté les élections de 1980, en postulant Hernan Siles Suazo, avec 34 % des votes, et le Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR) qui, dans son étape néolibérale, a placé Gonzalo Sanchez de Lozada dans le fauteuil présidentiel, avec 33,8 %.

[2] La campagne contre le MAS est arrivé jusqu’en Argentine et le groupe Canal 9, Radio 10 et Infobae de Buenos Aires se sont joint à la "guerre sale" en présentant Evo Morales comme le "narcotrafficant" bolivien.

[3] Le système de tripartis hégémonique qui a contrôlé le pouvoir depuis 1985 s’est basé sur le Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR), le Mouvement de Gauche Révolutionnaire (MIR) et l’Action Démocratique Nationaliste (ADN), tous éloignés de la signification transformatrice contenue dans leurs sigles.

[4] La Jornada, Mexique, 24-12-05.

[5] Le CCPSC réuni les forces vives de la région, avec une hégémonie des organisations patronales.

[6] "Etre cruceño en octobre : une approximation au procesus de construction de l’identité cruceña à partir de la crise d’octobre 2003", Claudia Peña Claros et Nelson Jordan, de publication prochaine.

[7] A la rigueur, le triomphe du MAS dans la zone sud a combiné le vote de quelques secteurs de classes moyennes avec le massif soutien des secteurs paysans de la banlieue de la ville de La Paz.

[8] Alvaro Garcia Linera a fait parti de l’Armée Guerrillera Tupak Katari (EGTK) dans les années 90 avec Felipe Quispe, ce qui lui a valu cinq ans de prison. A sa sortie, il s’est consacré à sa catédra de sociologie à l’université et s’est transformé en un des analystes politiques les plus reconnus du pays. Son incorporation au binome présidentiel du MAS a facilité le pont avec les classes moyennes urbaines.

[9] Pour la Maison Blanche, la victoire du MAS ajoute un nuage obscur dans le ciel politique latino-américain : "Si Evo Morales fait ce qu’il a dit dans la campagne, c’est à dire s’approcher de Fidel Castro et à , et essayer de copier le modèle de Castro comme il l’a dit, alors je crains que le futur du peuple de Bolivie soit très obscur" (déclaration de Otto Reich, ex chef de la diplomatie des Etats-Unis pour l’Amérique Latine, à la BBC).

[10] La loi 1008 distingue des zones "traditionnelles" de la culture de coca et des zones "excédentaires", sujettes à l’éradication de cultures, parmi elles le Chapare. Cette norme établit à 12 000 hectares la limite de cultures "traditionnelles", visant l’approvisionnement du marché légal.

[11] Rafael Archondo, La Epoca, La Paz, 20-12-05.

[12] Clarin, Buenos Aires, 20-12-05.

 Pablo Stefanoni (journaliste et chercheur social résidant à La Paz), Le Monde Diplomatique, édition Cône Sud (Argentine), janvier 2006.
Traduction : http://amerikenlutte.free.fr