Nicaragua : résistance ou soumission au FMI ?
31-03-2007

Après avoir renversé la dictature de Somoza en juillet 1979 (1), les sandinistes ont tenté, durant les années 1980, de mener un projet d’inclusion sociale des secteurs populaires (réforme agraire, gratuité des services de santé et d’éducation...) mais dès les années 1990, les gouvernements successifs vont mettre en place des réformes économiques à partir d’un modèle néolibéral destructeur et excluant. La transition politique commence : laissant derrière lui onze ans de gouvernement sandiniste qui avait mis en place certaines réformes sociales, le modèle actuel promeut une politique économique néolibérale (licenciements massifs dans la fonction publique, privatisation de la santé, réduction des salaires, augmentation des impôts indirects).

Après seize ans de soumission totale aux désastreuses recettes économiques du « Consensus de Washington », la situation socio-économique s’est profondément dégradée pour l’immense majorité de la population et le Nicaragua est aujourd’hui parmi les pays les plus pauvres d’Amérique latine, après Haïti, la Bolivie et le Honduras. 79,9 % de la population vit avec moins de deux dollars par jour, 45,1 % avec moins de un dollar (PNUD, IDH, 2006).

Le poids de la dette

Le remboursement de la dette est l’une des raisons principales de l’incapacité du gouvernement nicaraguayen à satisfaire les besoins fondamentaux de la population. Entre 1994 et 1998, le gouvernement a consacré en moyenne 51% de ses revenus annuels au paiement de la dette, plus du double des budgets alloués à la santé et l’éducation réunis.

Seuls 60% des enfants en âge scolaire bénéficient de l’enseignement. Le taux de scolarisation dans l’enseignement secondaire s’élève à 41%, un pourcentage similaire au Mozambique, pays d’Afrique dont le PIB par habitant est 2 fois inférieur au Nicaragua, pendant qu’il atteint 71% en Bolivie. Le taux d’analphabétisme atteint 24,35 %, la moyenne en Amérique Latine étant de 9,8 %. Le gouvernement consacrait 4,3% du PIB à l’éducation en 2006, contre 7% au Honduras et 7,6% au Zimbabwe, pays africain presque deux fois plus pauvre que le Nicaragua ! Les soins de santé sont hors de portée pour une grande majorité de Nicaraguayens en raison de leur coût et de la faiblesse en taux de couverture sanitaire (63% de la population active travaille dans le secteur informel et ne bénéficie pas de protection sociale). La population connaît des écarts de revenus considérables. Le salaire des instituteurs équivaut à la moitié du salaire moyen du pays (2), celui des médecins serait 3 fois inférieur à celui des médecins au Honduras. Le taux de sous-alimentation atteint 27%, la moyenne latino-américaine est de 10%.

Ces chiffres, parmi les plus faibles d’Amérique latine, sont le résultat de 16 ans de politiques d’ajustement structurel et de désengagement de l’État envers la satisfaction des besoins fondamentaux de la population.

L’arnaque de l’initiative PPTE

Après un long processus d’ajustement structurel et d’austérité budgétaire (3), le Nicaragua atteint le « point d’achèvement » de l’initiative PPTE (Pays Pauvres Très Endettés) en janvier 2004, lui donnant droit à une réduction de sa dette extérieure. Théoriquement, les ressources libérées par l’allègement de la dette doivent être utilisées pour les dépenses sociales (4). Dans la pratique, le FMI et la Banque mondiale imposent que les millions de dollars aillent non pas à l’éducation ou à la santé mais au remboursement de la dette interne, dont une partie est illégale (5) ! De fait, l’application de politiques économiques néolibérales et le mécanisme de l’endettement ont extrêmement affaibli le peuple nicaraguayen, qui survit en grande partie grâce à l’économie informelle, l’industrie des maquilas (6) (avec toute l’exploitation et la violation des droits du travail, droits syndicaux et droits de l’homme qu’elle implique) ou l’argent envoyé par les émigrants.

Victoire de Ortega : Et maintenant ?
Dans ce contexte, Daniel Ortega, leader du Front Sandiniste de Libération Nationale (FSLN) et ancien farouche adversaire des États-Unis, est revenu au pouvoir qu’il avait quitté il y a 17 ans, avec la promesse de lutter contre la faim, le chômage et l’analphabétisme que les gouvernements de droite précédents n’ont pas réussi à juguler. Les premières mesures prises par Ortega vont en effet dans ce sens : rétablissement de la gratuité des services de santé et d’éducation, réduction de 50% sur les salaires des hauts fonctionnaires et mise en place d’un programme d’aide aux familles rurales pauvres.
Cependant, 26 ans après, de ce FSLN révolutionnaire des années quatre-vingt, il reste peu de choses. Le FSLN de 2007 ne souhaite pas rompre avec le modèle néolibéral mais bien poursuivre sur la même voie ! Depuis des mois, s’il promet la fin du capitalisme sauvage, Ortega, peu après sa victoire, s’est empressé de déclarer qu’il respectera le traité de libre-échange centre-américain avec les Etats-Unis et la libre entreprise, qu’il souhaite maintenir de bonnes relations avec Washington et qu’il négociera un cinquième programme avec le FMI. La possibilité de promouvoir des renationalisations ne figure pas à l’agenda et Ortega a assuré qu’il honorera le paiement de la dette publique. De quoi rassurer les impérialistes américains et l’oligarchie nicaraguayenne !

Vers la négociation du cinquième programme avec le FMI

En vue de la négociation du 5ème programme avec le FMI, Ortega devait reformuler le Projet de Budget 2007 rédigé par le président sortant Bolaños et le « Cadre Budgétaire de Moyen Terme » (7) 2007-2009 qui lui est apposé en annexe et qui, évidemment, devrait refléter les priorités du nouveau gouvernement dans la lutte contre la pauvreté. Or, Ortega s’est tout simplement approprié le document rédigé par son prédécesseur !

Le projet de budget 2007 a certes subi quelques modifications, mais bien loin de refléter les nouvelles priorités du gouvernement. D’après les données fournies par l’économiste Adolfo Acevedo Vogl, une fois le budget reformulé, le montant des dépenses augmente de 42 millions de dollars (8), héritage du gouvernement précédent puisque 29 millions proviennent de la coopération extérieure que Bolaños n’avait pas mentionnés et 13 millions d’une remise de dette accordée par la Banque Interaméricaine de Développement. Par des tours de passe-passe (augmentation des attributions à certains ministères du fait de réductions subies par d’autres), le budget du Ministère de la Santé passe de 210 millions dans le budget de Bolaños à 217 millions ; celui du Ministère de l’Education, avec une augmentation de 22,7 millions, représente 15,3% des dépenses totales contre 14% sous l’ancien budget ; le Ministère de l’Energie nouvellement créé se voit attribuer 14,8 millions, soit 1,1% du budget. Pendant ce temps, 274 millions seront consacrés au service de la dette publique !

Pire, le « Cadre Budgétaire » rédigé par Bolaños contient les prévisions budgétaires et les politiques de tous les Ministères et de la dette publique indispensables pour être en accord avec les « paramètres » et « réformes structurelles » que le FMI considère prioritaires (9). Force est de constater que le gouvernement sandiniste, qui n’y a apporté aucune modification, respecte les engagements du président sortant concernant la dette du pays, les objectifs budgétaires et les réformes structurelles définis avec le FMI !

Les conditionnalités du FMI, validées par Bolaños, adoptées par Ortega

Réforme de la Sécurité Sociale
Le FMI exige d’effectuer des « réformes paramétriques » : augmentation du taux de cotisation et du nombre d’années de cotisations nécessaires pour avoir droit à la retraite et réduction drastique du pourcentage du dernier salaire sur lequel est calculé le montant de celle-ci.

Le gel de la masse salariale du gouvernement en terme réel
Le FMI craint qu’une augmentation des salaires du secteur public, notamment de l’éducation et de la santé, puisse avoir un « effet démonstration » sur les travailleurs du secteur privé, qui pourraient à leur tour demander une revalorisation de leurs salaires, ce qui aurait des conséquences sur la « compétitivité salariale » du pays, particulièrement concernant les « maquilas ». Si les demandes d’augmentation salariale du secteur privé aboutissaient, le coût de la force de travail s’élèverait et, selon le FMI, le Nicaragua perdrait le principal « atout » qu’il possède pour attirer les investissements étrangers, à savoir une main d’oeuvre aux salaires de misère, inférieurs à ceux des pays voisins.

Réformes de la Loi de Stabilité Énergétique, dans le but d’éliminer toute possibilité d’introduire le contrôle des prix de l’énergie et des hydrocarbures.

Réforme de la Loi des Communes et de la Loi de Transferts Budgétaires

Les municipalités jouissent d’une autonomie politique, administrative et financière et sont responsables de l’administration locale et de la prestation des services publics (10). Ne pouvant assumer la totalité de leurs dépenses, le gouvernement central transfère des fonds aux municipalités afin de couvrir les brèches fiscales (11). Le FMI exige la « neutralisation » définitive des transferts aux municipalités, en leur attribuant de nouvelles compétences et responsabilités, jusqu’alors remplies par le gouvernement central. De sorte que ces transferts budgétaires qui permettaient aux municipalités de couvrir les déficits serviront à présent à faire face à de nouvelles responsabilités. Les municipalités, qui définissaient leurs propres programmes de développement, indépendamment des programmes nationaux et en fonction des besoins des populations locales, se convertiront alors, via le transfert de compétences, en simples « agents » qui exécutent les politiques et priorités nationales.

Entrée en vigueur de la Loi de Responsabilité Fiscale
Cette loi vise à soumettre définitivement la politique fiscale du pays aux conditions du FMI. Avec les « plafonds », règles et restrictions fiscales convenues avec le FMI, les dépenses sociales du gouvernement se verront réduites, dans le but d’assurer, avant tout et quel qu’en soit le prix, la disponibilité de ressources pour garantir le paiement de dette publique. Pour assurer le « succès » de cette loi, le FMI considère fondamental de réformer la Constitution politique du pays, notamment en éliminant l’autonomie financière et administrative des universités et des municipalités pour les soumettre à ce cadre budgétaire strict.

Coût humain de la voie néolibérale

La logique financière du Cadre Budgétaire 2007-2009, qui suppose le gel des dépenses publiques (autour de 20% du PIB) et l’augmentation du paiement de la dette publique (qui représentera jusqu’à un quart de l’ensemble des ressources du gouvernement), est en contradiction totale avec les promesses électorales du FSLN. L’amélioration des conditions sociales de la population requiert un changement radical dans les priorités budgétaires et l’assignation de montants significatifs aux services sociaux et à l’infrastructure de base. Avec ce « Cadre », la réalisation des objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) et des objectifs nationaux en matière d’éducation et de santé se verrait gravement compromise. Dans son « Plan National de Développement », le gouvernement lui même reconnaît que les attributions à l’éducation et la santé seront tellement réduites qu’elles permettront difficilement de maintenir la faible couverture existante (12). Le budget de l’Education serait gelé à 3% du PIB alors que le Ministère de l’Education estime qu’il devrait au moins atteindre 4,7% sur cette période pour atteindre les ODM et les objectifs nationaux. Cela signifie qu’il sera impossible d’augmenter substantiellement les salaires dans les secteurs de l’éducation et de la santé. Or c’est nécessaire si on veut attirer du personnel plus qualifié et par là améliorer la qualité de l’enseignement, de la santé et les perspectives de futur. Il ne sera pas non plus possible d’embaucher de nouveaux instituteurs et travailleurs de la santé nécessaires pour atteindre les objectifs nationaux.

On peut se demander comment Ortega pourra fournir des emplois, des soins de santé et une éducation pour tous tout en respectant les limitations budgétaires imposées par les argentiers de Washington. Le panorama n’est guère encourageant pour les 5.000.000 de Nicaraguayens.

Urgence anti-néolibérale
A défaut d’une révolution sandiniste, on aurait tout au moins espéré d’Ortega une révolution du budget de l’Etat ! Il semble clair, à présent, et malgré son rapprochement avec le Venezuela et Cuba, qu’Ortega a viré à droite, abandonnant toute volonté de remplacer le capitalisme - la véritable source des inégalités sociales - par le socialisme.

Quoi qu’il en soit, c’est l’énorme soif de changement, surtout dans les couches sociales les plus pauvres, qui a permis le retour à la présidence de l’ex-leader marxiste. Ortega représente un espoir de changement pour certains, le « moindre mal » face à la droite pour d’autres, l’échec du modèle néolibéral et de la politique des États-Unis dans leur pays pour les plus optimistes. Le gouvernement devra faire face à de grands défis pour remplir ses promesses et assurer l’accès de la majorité exclue et marginalisée de la population à la santé, l’éducation et l’infrastructure de base. Mais Ortega pourra difficilement à la fois combattre la pauvreté et préserver les intérêts des capitalistes.
Son mandat devrait donc être, ni plus ni moins, celui de la continuité avec les gouvernements néolibéraux précédents. A moins que les Nicaraguayens n’en décident autrement...

Ainsi, alors que G. W. Bush essaye à la fois de renforcer l’hégémonie des États-Unis dans la région, de promouvoir l’agenda néolibéral et de contrer l’influence croissante de l’expérience vénézuélienne sur les gouvernements voisins, on peut penser que Washington est moins effrayé par Ortega que par les masses qui lui ont fait confiance et exigeront sans doute de lui qu’il rétablisse une politique qui leur est favorable, contre l’oligarchie et l’impérialisme.

Cécile Lamarque, 31 mars 2007.