Argentine : XX Rencontre Nationale de Femmes
15-11-2005
Entre débats et vieilles luttes

En octobre prochain aura lieu la vingtième Rencontre Nationale de à Jujuy. Nul doute qu’à cette occasion s’approfondiront les débats sur la dépénalisation de l’avortement, en raison notamment du scandale des dernières semaines quand la justice et les secteurs conservateurs ont empêché une jeune handicapée mentale violée de pratiquer une interruption de grossesse (alors que la loi l’y autorise). Retour sur la rencontre de l’année dernière avec un témoignage paru dans la revue Sudestada.

Le rendez-vous avait été programmé lors de la dernière Rencontre de Mendoza l’année dernière. Du 8 au 10 octobre, un beau temps était annoncé à Mar del Plata. Au milieu de la polémique pour l’imminent Sommet des Amériques (en novembre) et la grève des pêcheurs, le quotidien La Capital annoncait pour la rencontre l’arrivée de 30 000 . Les contingents, de tout le pays, ont commencé à arriver le vendredi. Le samedi matin, au stade municipal, s’est inaugurée la vingtième Rencontre Nationale de Femmes.

Le chauffeur de taxi qui m’emmena jusqu’au stade me raconta que c’était son troisième voyage de la journée jusque là. Néanmoins, j’étais arrivé trop tard et le stade était vide. Mais je n’étais pas la seule, je me suis retrouvée avec Maria, Adriana et Beatriz. Les quatre étions venues, chacune par nos propres moyens. Nous avons croisé un groupe de la province de San Luis. C’était des d’un certain âge qui venaient à Mar del Plata pour la première fois et qui avaient perdu l’inauguration parce que l’envie de connaître la plage avait été plus forte. Ainsi, entre plaintes pour le manque d’organisation et fraternité improvisée, nous nous sommes débrouillées pour nous rendre jusqu’à l’école n°2, pour nous inscrire aux ateliers.

A l’école, les allers et venues de étaient incessantes. La première impression permet de décrire la massivité de la Rencontre. Beaucoup de , de tous âges, classes et types : des habillées comme pour aller boire le thé, des personnes agêes fatiguées par des années de dur travail, des professionnelles, des étudiantes, des filles bronzées, des hippies et darks, des intellectuelles, des mères avec enfants, des adolescentes avec bébés dans les bras, des “piqueteras”, des féministes convaincues, des lesbiennes militantes, des travailleuses du sexe avec t-shirt de AMMAR (Association de prostitués Argentines), toutes parlant avec leurs différents tonalités et accents, toutes réunies avec l’envie de participer.

ATELIERS

Femmes et travail, Santé, sexualité, Lesbianisme, Avortement, Droits Humains, Education, Religion, Dette externe, Environnement, étaient quelques unes des 47 thématiques proposées pour travailler en ateliers.

La dynamique des ateliers est un véritable exercice de démocratie : toutes opinent, débattent et partagent des expériences. Parfois, le silence respectueux et triste après un récit ; la chaude discussion et les plaisanteries ou l’applaudissement généralisé, le rire, le brouhaha. Il n’y a pas de vote, au moment de la conclusion des ateliers, un résumé des propos est effectué et les propositions sont élaborées sur la base du consensus. Toutes les opinions doivent être reflettées, ce qui est facile quand des accords priment, moins pour des thèmes comme l’avortement ou l’éducation uelle, où les groupes religieux mettent la pression et troublent le débat. Dans l’atelier où l’avortement était discuté, il y a eu quelques incidents avec des militants catholiques qui, au cri de “Christ vit” ont tenté de boycotter l’élaboration du document final.

L’hétérogénéité de la convocation avait un dénominateur commun : pour chaque thème les avaient quelque chose indiscutablement lié à notre condition de genre, quelque chose qui va au-delà de nos différences. Cela s’est clairement manifesté dans l’atelier des Peuples Originaires. Là, Rosalia, dirigeante kola, sachet de feuilles de coca à la ceinture et sikus au cou, racontait comment les hommes de sa communauté ne comprenaient pas qu’elles aillent revendiquer leurs droits “avec ces féministes et ces lesbiennes”. Descendantes de tobas et moscovies, kolas et mapuches racontaient leurs experiences. Soudain, quelqu’un a levé la main et son intervention a synthétisé l’esprit qui animait les ateliers : “je suis vasque et je veux que nous maintenions le cercle, que nous fonctionnions en cercle par opposition au triangle : le triangle qui comporte au sommet les oppresseurs, au milieu à tous ceux qui n’en ont rien à faire et à la base les opprimés, parce que peu importe la couleur de notre peau, le sang qui coule dans les veines des oprimés est le même”, a-t-elle conclu, catégoriquement.

LA MANIFESTATION

Une fois terminés les ateliers a eu lieu la traditionnelle manifestation de la Rencontre. Les manifestants répartissaient les foulards verts de la Campagne pour la Dépénalisation de l’Avortement. Les chants étaient nombreux : “Quel destin, quel destin, une femme meurt par jour pour avortement clandestin” ; “Que la danse continue, au son du tambour, nous les avons le droit de décider” ; l’énergique “Quel moment, malgré tout nous leur avons fait la Rencontre” ; le classique “Anticonceptifs pour ne pas avorter, avortement pour ne pas mourir” ; et à chaque passage de l’hélicoptère de la police, “Nous sommes mauvaises, nous pouvons être pires” ; le plus amusant “Femme qui s’organise, ne repasse plus de chemises”. Des thèmes rendaient les gorges particulièrement sonores : à la visite de Georges W. Bush (au sommet des Amériques le mois suivant) et la libération de Romina Tejerina (1). Face au traditionnel Hôtel Hermitage, les consignes contre Bush parvenaient à leur apogée et les chants s’adressaient à la garde policière féminine avec : “Femme écoute, rejoint la lutte”. La marche s’est terminée devant la cathédrale où un groupe de militants catholiques priait et regardait avec frayeur la multitude qui s’approchait en scandant leurs blasphèmes : “Si le pape était une femme, l’avortement serait une loi”, “Retirez vos rosaires de nos ovaires” et rappelait “Eglise ordure, tu es la dictature”.

PROCHAIN RENDEZ-VOUS

L’assemblée plénière a choisit Jujuy (au nord-ouest de l’Argentine) comme prochaine ville d’accueil de la Rencontre pour 2006. Là-bas se trouve la prison dans laquelle Romina est enfermée. La nombreuse délégation de jujeñas a réussi sa misión : faire venir la Rencontre au nord-ouest où l’Eglise et les coutûmes traditionnelles sont les plus fortes et où par conséquent les sont les plus opprimées. Là-bas, les futures hôtes promettent de faire encore plus de bruit que lors du Carnaval (un des plus célèbres du pays). Et il y a quelque chose de carnaval, de rituel, de soupape dans cet énorme manifestation désordonnée mais articulée à la fois, où le monde privé et silencieux de beaucoup de sort à la lumière et confirme le slogan féministe que “le personnel est politique”. Une manifestation de force, d’union mais aussi un espace pour penser collectivement. Passionnée et systématique, la Rencontre reflète la diversité de demandes et de revendications du mouvement de en Argentine, en croissance et transformation permanentes comme l’a confirmé Mar del Plata où, pour quelques jours, nous avons gagné la rue.

EN GUISE DE BILAN

Estela Diaz, secrétaire nationale de Genre du syndicat CTA et participante des Rencontres depuis 1995, nous a fait part de ses impressions de celle-ci :

-  Comment décrirais-tu la Rencontre ? - Elle a eu un impact important, en raison de sa massivité et de sa pluralité. C’est différent de tout autre cadre : elle a une autonomie et une vie propre ; c’est un véritable phénomène de masse. Il n’y a pas d’expression comme celle-ci ailleurs dans le monde, un endroit avec une tournure critique, de remise en cause de l’ordre. Par exemple il y a des qui ne participent pas de manière organique, elles viennent seules, écoutent et ensuite participent à l’organisation de la prochaine Rencontre.

-  Qu’est ce qui a changé dans la Rencontre au fil des années ? - Les différentes situations du pays ont eu un impact. Quand elle a comencé, avec l’ouverture démocratique, il se discutait des choses comme la garde partagée des enfants, le divorce, qui sont aujourd’hui des réalités. Et maintenant c’est une caisse de résonance de ce qui se passe dans le pays. Par exemple le poids d’atelier comme chômage, territoire, qui avant n’existaient pas, quand il n’y avait que vingt axes thématiques alors qu’aujourd’hui il y en a quasiment cinquante. Sont nouveaux les ateliers de Coopérativisme, de Université, celui de Stratégies pour la dépénalisation de l’avortement, qui existe depuis la Rencontre de Rosario d’il y a vingt ans. Aujourd’hui c’est incroyable la présence de secteurs populaires et aussi la quantité de très jeunes, de filles qui participent et qui ont 13 ou 14 ans.

-  Qu’a eu de particulier Mar del Plata ? - Depuis, plus ou moins, la rencontre de San Juan, l’intervention de l’Eglise se perfectionne, avec des tentatives de manifestations parrallèles : ils vont à plus d’ateliers, et cela a également eu lieu à Mar del Plata. En ce sens je crois qu’il y a des choses qu’il ne faut pas continuer à discuter : il faut parvenir à des principes de base, comme les droits des , principes qu’il ne faut pas continuer à discuter avec l’ultra-droite religieuse. Des principes amples, généraux, qui permettent que la Rencontre continue d’être quelque chose de vif et croisse. Et à Mar del Plata, ce qui a unifié a été la “marée verte”, la campagne pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit. Et le non catégorique à Bush.