Leçons d'histoire argentine (entre silences et vérités), par Osvaldo Bayer
06-05-2007
Il est indispensable pour la vie de rappeler les grandes crimes de l'humanité pour ainsi apprendre à ne pas les répéter. Les avoir en mémoire. Il y a quelques jours a été rappellé dans notre pays l'Holocauste du peuple  juif ; il faut aussi saluer le geste du Congrès National d'approbation de la loi par laquelle se reconnaît et rappelle le génocide contre le peuple arménien réalisé par les Turcs.
Mais ici surgit une question : pourquoi aucun gouvernement argentin n'a jamais réalisé de cérémonie pour rappeler le génocide de nos peuples originaires réalisé par les Espagnols, en Amérique latine, et par les argentins sur le territoire argentin. Ah, non, on ne parle pas de cela.
On ne parle pas non plus de ceux qui se sont appropriés les terres de ces peuples. Notre honteuse réalité dans cet aspect le  démontre : il y a plus de deux ans, notre organisation Awka Liwen a présenté un projet à la Législature de la ville de Buenos Aires de déplacer de son lieu si central (une place à 100 mètres du Palais présidentiel) la statue de Julio Argentino Roca, le plus grand monument de Buenos Aires (1). Comme dans l'Histoire il ne faut rien détruire, nous recommandons de transférer ce monument dans la ferme La Larga, sur les terres de la province de Buenos Aires, soixante-cinq mille hectares offerts à Roca par le gouvernement après l'élimination des peuples originaires. Une espèce de "gratification" rétrospective et et injustifiée, puisque monsieur le général touchait un salaire de général. Nous proposons de porter ce monument à cet endroit, actuelle possession des petits neveux d'Alvear (président argentin de l'époque), ceux là oui recompensés par cette "campagne" de leur bisaïeul.
L'objectif qui nous meut est le respect de la majorité de la population argentine, une étude signale que cinquante-six pour cent de nos habitants ont du sang des peuples originaires. Alors, montrer une dévotion pour le bourreau de ces peuples qui étaient déjà dans ces terres depuis au moins dix mille ans est un manque éthique.
Nous surprend le silence absolu des "représentants du peuple". La Législature de Buenos Aires ne dit rien. Les argentins, nous sommes à la même hauteur que les Turcs qui disent que n'a pas existé le meurtre d'un million et demi d'arméniens.
Nous devons aussi prêtre attention à d'autres aspects argentins qui plombe notre démocratie. Par exemple, lors d'une récente expulsion de gens sans toit qui avait occupé des terres, des gaz ont été employés. J'ai écouté le témoignage d'une humble femme désespérée : "ne nous tirez pas de gaz que mon fils a de l'asthme". Il n'est pas possible de lancer des gaz lacrymogènes où il y a des enfants. Cela ne peut avoir lieu; au moins cela, c'est le minimum. La personne qui ordonne et ce uniforme qui l'exécute devra en souffrir les conséquences. Comme celui qui a brisé le crâne du maître Fuentealba. Bien entendu que les interdictions des conséquences ne résolvent rien, puisque la vraie démocratie doit donner un toit aux familles qui n'en possèdent pas. Mais commençons par des normes civilisées de conduite : jamais de gaz lacrymogènes ni de balles de gomme quand il y a des enfants.
Il existe d'autres choses qu'il semble que nous n'avons pas appris de l'enseignement de l'histoire. Hier on  m'a appelé de la province de Santa Cruz pour me dire que la Société Rurale santacruceña -naturellement, celle des propriétaires terriens- a mis à la disposition du gouvernement provincial ses installations pour que se loge la Gendarmerie récemment arrivée, en raison de la grève des professeurs. Il semblerait que l'histoire va se répéter. La même chose est arrivé en 1921, au lieu de s'acquitter des accords qu'ils avaient signé, les propriétaires terriens eurent recours au gouvernement national pour qu'il réprime les grévistes. Le gouvernement radical de l'époque a été d'accord et les militaires ont fusillé ceux qui avaient légitimement droit à une vie un peu meilleure. Ni la Gendarmerie, ni les gouvernements ne doivent réprimer les maîtres. Le dialogue doit toujours prédominer. Le dialogue surtout. Enseignants, le mot savant. On ne peut pas les rayer de la carte ou les mettre à genoux à coups de feu. Et ça recommence : personne ne descent dans la rue en étant satisfait; on descent toujours dans la rue quand l'être humain se sent humilié. Les gendarmes doivent aussi commencer à avoir leur code d'étique et renoncer aux répressions contre les manifestations populaires qui exigent des droits fondamentaux. A Cutral-có (2), ce peuple a démontré ce qu'est le courage de la vérité et a repousser la Gendarmerie malgré les mitrailleuses, les casques, les boucliers et les bottes des gendarmes. Par deux fois le peuple a repoussé les gendarmes et aujourd'hui, en entrant dans le village, on lit l'orgueilleuse affiche : "Cutral-có 2; la Gendarmerie 0". Quelque chose qui va rester dans l'histoire de ces contrées. La mémoire ne s'annule pas. La Gendarmerie, à Rio Gallegos (capitale de la province de Santa Cruz- Patagonie), a demandé les clefs des écoles pour que celles-ci ne puissent pas être occupées par les maîtres. Les gendarmes sont arrivés avec leurs sacs de couchage et leurs sacs à dos et se sont retirés rien de moins que dans les installations de la Société Rurale et les officiers se sont donnés rendez-vous dans le restaurant de cette institution et dans le salon de réunion. Tout un symbole.
Les habitants signalent que le mouvement militaire  leur rappele celui généré par le conflit avec le Chili, par le canal de Beagle.
Et là-bas, dans ces terres du sud, Rosa Nahuelquir continue de lutter pour les terres de ses ancêtres à la Santa Rosa, dans le lieu-dit Leleque, qui a été acheté par les Benetton, les entrepreneurs italiens. Elle, Rosa, a occupé avec six familles les terres qui lui ont appartenu depuis toujours. Ils l'ont fait avec la permission de la Justice, mais maintenant Benetton Benetton leur a défendu de faire du feu pour se nourrir et pour se réchauffer dans les actuelles températures comprises entre cinq et huit degrés en-dessous de zéro. A celui qui est venu donner l'ordre "patronal", Rosa Nahuelquir a répondu avec son courage habituel : "Que monsieur Benetton vienne ici et nous allons voir s'il résiste une nuit avec huit degrés en dessous de zéro". C'est que maintenant ce ne va pas être si facile.
Auparavant, on faisait courir ces habitants autochtones à coups de feu. Bien qu'aujourd'hui, on dépouille de leurs terres en la vendant aux étrangers qui ne les connaissent même pas, il existe les organisations de défense des Droits Humains qui ont la  voix et la force pour se mettre au milieu et de dire leur mot.
Professeurs, peuples originaires, gens sans toit et notre Histoire. Des sujets pour débattre. La seule manière  de construire la démocratie est de les faire jaillir en plein jour au moyen de la parole et de la recherche de  solution à l'intérieur de l'Étique. Ou nous continuerons dans les limbes, maintenant qu'elles n'existent plus, comme le dit le pape Ratzinger.
1- Julio Roca est le général qui a encadré au début du XX siècle "la campagne du désert", opération d'extermination des mapuches en Patagonie argentine.
Il y a un grafiti sur la statue qui dit "Mejor un mayo francès que un julio argentino" (mieux vaut un mai francais qu'un juillet (julio) argentin). (NdT)
2- Ancienne ville "pétrolière" de la province de Neuquen (Patagonie argentine), dont les habitants, ex travailleurs de l'entreprise publique pétrolière, ont été les premiers à réaliser des "piquetes" en 1996, donnant naissance au mouvement piquetero. (NdT)  
Osvaldo Bayer, historien et écrivain, auteur notamment de "La Patagonie Rebelle".