Médias et dictature, une leçon du Chili
27-10-2008

Le journal d'Agustín, film d'Ignace Agüero et de Ferdinand Villagrán, émeut avec l'une des mythes le plus courant sur le rôle des médias : leur prétendue autonomie. Étrennée cette semaine à Buenos Aires dans le cadre du festival "DocBsAs", le film expose la complicité de grands médias non seulement avec la dictature d'Augusto Pinochet (1973-1990) mais aussi avec un prélude d'installation de peur, de chaos et insécurité pour que les forces armées prennent le pouvoir.

Une dynastie d'Agustines Edwards préside depuis plus de cent ans le journal de référence au Chili : El Mercurio. La singularité de El Mercurio, comme l'a expliqué dimanche dans PáginaI12 Horacio Verbitsky, réside dans le fait qu'il conjugue la valeur de la tradition journalistique, sa fonction de porte-parole et de correspondance avec les intérêts du pouvoir économique et social, son leadership dans les ventes sur le marché de journaux et sa centralité dans la configuration de l'agenda publique. Il est aujourd'hui, comme d'autres médias dans la région, un groupe qui contrôle une bonne partie de la production et de la circulation d'information dans son pays.

Mais son passé le condamne. Des entretiens d'un ex-directeur du journal, de journalistes et de porte-parole de la dictature pinochetiste et un accablant travail d'archives - confié à une équipe académique de l'Université du Chili - rendent compte des campagnes de dissimulation et d'interprétation tendancieuse de faits historiques de la part de El Mercurio et d'autres médias. La publication de "affrontements" de personnes qui ont été en réalité disparues et assassinées par la dictature ; la persévérante opération de harcèlement et de démolition du démocratique président Salvador Allende  sur la base de tromperies ; l'apport de plus de deux millions de dollars de la CIA pour El Mercurio (11 millions en monnaie actuelle) pour financer le complot ; et la stigmatisation intéressée de la mobilisation sociale comme "communiste" ou "pékinoise" sont quelques-uns des cas dépeints par un film d'une impeccable facture technique.

Deux mois après le coup d'Etat de Pinochet, le leader de l'époque du Parti communiste Italien (qui était le plus grand d'Occident), Enrico Berlinguer, a exposé ses célèbres "leçons du Chili", avertissant que la simple majorité électorale ne suffisait pas pour compromettre une société avec les transformations nécessaires pour dépasser les inégalités. La "voie chilienne au socialisme" qui défendait la voie électorale et dont le programme a honoré avec sa vie Allende, demandaient une majorité culturelle et politique, soutenait un Berlinguer en hommage à Antonio Gramsci.

Précisément le plan culturel et comunicationnelle peut être dévoilé maintenant à travers de la pénétrante lentille du film Le journal d'Agustín. El Mercurio n'a jamais révisé sa complicité avec le putschisme et sa manipulation de renseignements. Manuel Garretón avance dans le film qu'assumer publiquement sa responsabilité  impliquerait pour El Mercurio une réaction en chaîne à propos de ses routines mêmes de production de nouvelles, ce qui conduirait à le mettre en cause dans le présent. Et le présent est  le langage du politiquement correct : après beaucoup d'années, Pinochet peut être taxé de "dictateur" et non plus d' "ex-président".

Le Collège de Journalistes du Chili a condamné en juin de cette année certains de ses membres impliqués dans la production de fausses nouvelles durant la dictature. L'investigation de l'Université du Chili, les actions du Collège de Journalistes et la réalisation du film remettent à sa place le mythe de l'autonomie des médias et permettent de continuer d'extraire des leçons transcendantes du Chili.

Martín Becerra (docteur en Communication. Université Nationale de Quilmes - Conicet), Pagina/12, 27 octobre 2008.

Traduit par http://amerikenlutte.free.fr